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la belle nature les grandes parties ; il détermine les caracteres de ses personnages ; il forme le labyrinthe de l’intrigue ; il dispose tous ses tableaux selon l’intérêt de l’ouvrage, & conduisant son lecteur de merveilles en merveilles, il lui laisse toujours appercevoir dans le lointain une perspective plus charmante, qui séduit sa curiosité, & l’entraîne malgré lui jusqu’au dénouement & à la fin du poëme.

Il est vrai que ni la société ni l’histoire ne lui offrent point de tableaux si parfaits & si achevés. Mais il suffit qu’elles lui en montrent les parties, & qu’il ait lui en soi les principes qui doivent le guider dans la composition du tout.

Le plan de toute l’action étant dressé de la sorte, il invoque la muse qui doit l’inspirer : aussi-tôt après cette invocation il devient un autre homme.

. . . . . . . . Cui talia santi
. . . . Subito non vultus, non color unus ;
Et rabie fera corda tument, majorque videri,
Nec mortale sonans, afflatur numine quandò
Jam propiore dei . . . . . Tros Anchisiade. . . .

Il est autant dans le ciel que sur la terre : il paroît tout pénétré de l’esprit divin ; ses discours ressemblent moins au témoignage d’un historien scrupuleux qu’à l’extase d’un prophete. Il appelle par leurs noms les choses qui n’existent pas encore : il voit plusieurs siecles auparavant la mer Caspienne qui frémit, & les sept embouchures du Nil qui se troublent dans l’attente d’un héros.

Ce ton majestueux se soutient : tout s’annoblit dans sa bouche ; les pensées, les expressions, les tours, l’harmonie, tout est rempli de hardiesse & de pompe. Ce n’est point le tonnerre qui gronde par intervalle, qui éclate & qui se tait ; c’est un grand fleuve qui roule ses flots avec bruit, & qui étonne le voyageur qui l’entend de loin dans une vallée profonde : en un mot, c’est un dieu qui fait récit à des dieux.

Je ne discuterai point ici ce qui concerne le plan de l’épopée, son choix, son action, son nœud, son dénouement, ses épisodes, ses personnages & son style : toutes ces choses ont été traitées profondément au mot Epopée. J’y renvoie le lecteur, & je me borne aux remarques générales les plus importantes qu’on trouvera ingénieusement détaillées dans un discours de M. de Voltaire sur cette matiere.

Que l’action du poëme épique soit simple ou complexe, dit ce beau génie ; qu’elle s’acheve dans un mois ou dans une année, ou qu’elle dure plus longtems ; que la scène soit fixée dans un seul endroit, comme dans l’Iliade ; que le héros voyage de mers & en mers, comme dans l’Odyssée ; qu’il soit heureux ou infortuné, furieux comme Achille, ou pieux comme Enée ; qu’il y ait un principal personnage ou plusieurs ; que l’action se passe sur la terre ou sur la mer, sur le rivage d’Afrique comme dans la Luziada, dans l’Amérique comme dans l’Araucana, dans le ciel, dans l’enfer, hors des limites de notre monde, comme dans le paradis de Milton : il n’importe, le poëme sera toujours un poëme épique, un poëme héroïque, à-moins qu’on ne lui trouve un nouveau titre proportionné à son mérite.

Si vous faites scrupule, disoit le célebre M. Adisson, de donner le titre de poëme épique au paradis perdu de Milton, appellez-le, si vous voulez, un poëme divin ; donnez-lui tel nom qu’il vous plaira, pourvu que vous confessiez que c’est un ouvrage aussi admirable en son genre que l’Enéide ; ne disputons jamais sur les noms, c’est une puérilité impardonnable.

Mais le point de la question & de la difficulté est de savoir sur quoi les nations polies se réunissent, & sur quoi elles différent. Un poëme épique doit par-tout être fondé sur le jugement, & embelli par l’imagina-

tion ; ce qui appartient au bon sens, appartient également à toutes les nations du monde. Toutes vous

diront qu’une action, une & simple qui se développe aisément & par degré, & qui ne coute point une attention fatiguante, leur plaira davantage qu’un amas confus d’aventures monstrueuses. On souhaite généralement que cette unité si sage soit ornée d’une variété d’épisodes, qui soient comme les membres d’un corps robuste & proportionné.

Plus l’action sera grande, plus elle plaira à tous les hommes dont la foiblesse est d’être séduite par tout ce qui est au-delà de la vie commune. Il faudra surtout que cette action soit intéressante ; car tous les cœurs veulent être remués, & un poëme parfait d’ailleurs, s’il ne touchoit point, seroit insipide en tout tems & en tout pays. Elle doit être entiere, parce qu’il n’y a point d’homme qui puisse être satisfait, s’il ne reçoit qu’une partie du tout qu’il s’est promis d’avoir.

Telles sont à-peu-près les principales regles que la nature dicte à toutes les nations qui cultivent les lettres ; mais la machine du merveilleux, l’intervention d’un pouvoir céleste, la nature des épisodes, tout ce qui dépend de la tyrannie de la coutume & de cet instrument qu’on nomme goût ; voilà sur quoi il y a mille opinions, & point de regles générales.

Nous devons admirer ce qui est universellement beau chez les anciens, nous devons nous prêter à ce qui étoit beau dans leur langue & dans leurs mœurs, mais ce seroit s’égarer étrangement que de les vouloir suivre en tout à la piste. Nous ne parlons point la même langue ; la religion qui est presque toujours le fondement de la poésie épique, est parmi nous l’opposé de leur mythologie. Nos coutumes sont plus différentes de celles des héros du siege de Troie que de celles des Américains. Nos combats, nos sieges, nos flottes n’ont pas la moindre ressemblance ; notre philosophie est en tout le contraire de la leur. L’invention de la poudre, celle de la boussole, de l’imprimerie, tant d’autres arts qui ont été apportés récemment dans le monde, ont, en quelque façon, changé la face de l’univers, ensorte qu’un poëte épique entouré de tant de nouveautés doit avoir un génie bien stérile, ou bien timide, s’il n’ose pas être neuf lui-même.

Qu’Homere nous représente ses dieux s’enyvrant de nectar, & riant sans fin de la mauvaise grace dont Vulcain leur sert à boire, cela étoit bon de son tems, où les dieux étoient ce que les fées sont dans le nôtre. Mais assûrément personne ne s’avisera aujourd’hui de représenter dans un poëme une troupe d’anges & de saints bûvant & riant à table. Que diroit-on d’un auteur qui iroit, après Virgile, introduire des harpies enlevant le dîner de son héros ?

En un mot, admirons les anciens ; mais que notre admiration ne soit pas une superstition aveugle ne faisons pas cette injustice à la nature humaine & à nous-mêmes, de fermer nos yeux aux beautés qu’elle répand autour de nous, pour ne regarder & n’aimer que ses anciennes productions dont nous ne pouvons pas juger avec autant de sûreté.

Il n’y a point de monumens en Italie qui méritent plus l’attention d’un voyageur que la Jerusalem du Tasse ; Milton fait presque autant d’honneur à l’Angleterre que le grand Newton. Le Camoëns est en Portugal ce que Milton est en Angleterre.

C’est sans doute un grand plaisir pour un homme qui pense de lire attentivement tous ces poëmes épiques de différente nature nés en des siecles & dans des pays éloignés les uns des autres. En les examinant impartialement, on n’ira point demander à Aristote ce qu’il faut penser d’un auteur anglois ou portugais, ni à M. Perrault, comme on doit juger de l’Iliade. On ne se laissera point tyranniser par Scali-