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toit César qui faisoit ce vœu ; il gémissoit, il séchoit de dépit, maceror, de voir que cela manquoit à des drames d’une élocution si parfaite. Térence étoit homme trop bon pour avoir cette partie ; car elle renferme en soi avec beaucoup de finesse, un peu de malignité. Savoir rendre ridicules les hommes, est un talent voisin de celui de les rendre odieux. Ce poëte a imprimé tellement son caractere personnel à ses ouvrages, qu’il leur a presque ôté celui de leur genre. Il ne manque à ses pieces dans beaucoup d’endroits, que l’atrocité des événemens pour être tragiques, & l’importance pour être héroïques : c’est un genre de drames presque mitoyen.

Rien de plus simple & de plus naïf que son style ; rien en même tems de plus élégant. On a soupçonné Lélius & Scipion l’Africain d’avoir perfectionné ses pieces, parce que ce poëte vivoit en grande familiarité avec ces illustres romains, & qu’ils pouvoient donner lieu à ces soupçons avantageux par leur rare mérite & par la finesse de leur esprit. Ce qu’il y a de sûr, de l’aveu de Cicéron, c’est que Térence est l’auteur latin qui a le plus approché de l’Atticisme, c’est-à-dire de ce qu’il y a de plus délicat & de plus fin chez les Grecs, soit dans le tour des pensées, soit dans le choix de l’expression. On doit sur-tout admirer l’art étonnant avec lequel il a sçu peindre les mœurs, & rendre la nature : on sait comme en parle Despréaux.

Contemplez de quel air un pere dans Térence,
Vient d’un fils amoureux gourmander l’imprudence ;
De quel air cet amant écoute ses leçons,
Et court chez sa maitresse oublier ses chansons ;
Ce n’est pas un portrait, une image semblable,
C’est un amant, un fils, un pere véritable.

Térence sortit de Rome à 35 ans, & mourut dans un voyage qu’il alloit faire en Grece, vers l’an 160 avant J. C. Suétone, ou plutôt Donat, a fait sa vie. Il nous reste de lui six comédies que madame Dacier a traduites en françois, & qu’elle a publiées avec des notes.

Jean-Baptiste Pocquelin, si célebre sous le nom de Moliere, ne à Paris en 1620, mort en 1673, a tiré pour nous la comédie du chaos, ainsi que Corneille en a tiré la tragédie. Il fut acteur distingué, & est devenu un auteur immortel.

Epris de passion pour le théâtre, il s’associa quelques amis qui avoient le talent de la déclamation, & ils jouerent au fauxbourg S. Germain & au quartier S. Paul. La premiere piece réguliere que Moliere composa fut l’Etourdi, en cinq actes, qu’il représenta à Lyon en 1653 ; mais ses Précieuses ridicules commencerent sa gloire. Il alla jouer cette piece à la cour qui se trouvoit alors au voyage des Pyrénées. De retour à Paris, il établit une troupe accomplie de comédiens, formés de sa main, & dont il étoit l’ame : mais il s’agit ici seulement de le considérer du côté de ses ouvrages, & d’en chanter tout le mérite.

Né avec un beau génie, guidé par ses observations, par l’étude des anciens, & par leur maniere de mettre en œuvre, il a peint la cour & la ville, la nature & les mœurs, les vices & les ridicules, avec toutes les graces de Térence, le comique d’Aristophane, le feu & l’activité de Plaute. Dans ses comedies de caractere, comme le Misantrope, le Tartuffe, les Femmes savantes, c’est un philosophe & un peintre admirable. Dans ses comédies d’intrigues il y a une souplesse, une flexibilité, une fécondité de génie, dont peu d’anciens lui ont donné l’exemple. Il a sçu allier le piquant avec le naïf, & le singulier avec le naturel, ce qui est le plus haut point de perfection en tout genre. On diroit qu’il a choisi dans ses maîtres leurs qualités éminentes pour s’en revêtir éminemment. Il est plus naturel qu’Aristophane, plus resserré & plus dé-

cent que Plaute, plus agissant & plus animé que Térence.

Aussi fécond en ressorts, aussi vif dans l’expression, aussi moral qu’aucun des trois.

Le poëte grec songeoit principalement à attaquer ; c’est une sorte de satyre perpétuelle. Plaute tendoit sur-tout à faire rire ; il se plaisoit à amuser & à jouer le petit peuple. Térence si louable par son élocution, n’est nullement comique ; & d’ailleurs il n’a point peint les mœurs des Romains pour lesquels il travailloit. Moliere fait rire les plus austeres. Il instruit tout le monde, ne fâche personne ; peint non seulement les mœurs du siecle, mais celles de tous les états & de toutes les conditions. Il joue la cour, le peuple & la noblesse, les ridicules & les vices sans que personne ait un juste droit de s’en offenser.

On lui reproche de n’être pas souvent heureux dans ses dénouemens ; mais la perfection de cette partie est-elle aussi essentielle à l’action comique, surtout quand c’est une piece de caractere, qu’elle l’est à l’action tragique ? Dans la tragédie le dénouement a un effet qui reflue sur toute la piece : s’il n’est point parfait, la tragédie est manquée. Mais qu’Harpagon avare, cede sa maîtresse pour avoir sa cassette, ce n’est qu’un trait d’avarice de plus, sans lequel toute la comédie ne laisseroit pas de subsister.

Quoi qu’il en soit, on convient généralement que Moliere est le meilleur poëte comique de toutes les nations du monde. Le lecteur pourra joindre à l’éloge qu’on vient d’en faire, & qui est tiré des Principes de littérature, les réflexions de M. Marmontel aux mots Comique & Comédie.

Cependant les meilleures pieces de Moliere essuyerent, pendant qu’il vécut, l’amere critique de ses rivaux, & lui firent des envieux de ses propres amis ; c’est Despréaux qui nous l’apprend.


Mille de ses beaux traits, aujourd’hui si vantés,
Furent des sots esprits à nos yeux rebutés.
L’ignorance & l’erreur à ces naissantes pieces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venoient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouoient la tête à l’endroit le plus beau.
Le commandeur vouloit la scene plus exacte ;
Le vicomte indigné sortoit au second acte.
L’un défenseur zelé des bigots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnoit au feu ;
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Vouloit venger la cour immolée au parterre.
Mais sitôt que d’un trait de ses fatales mains,
La Parque l’eût rayé du nombre des humains,
On reconnut le prix de sa muse éclipsée.
L’aimable comédie avec lui terrassée,
En vain d’un coup si rude espéra revenir,
Et sur ses brodequins ne put plus se tenir.

Epître vij.

En effet le Misanthrope, le Tatuffe, les Femmes savantes, l’Avare, les Précieuses ridicules & le Bourgeois gentilhomme, sont autant de pieces inimitables. Toutes les œuvres de Moliere ont été imprimées à Paris en 1734, en 6 volumes in 4°. Mais cette belle édition est fort susceptible d’être perfectionnée à plusieurs égards.

Enfin je goûte tant cet excellent poëte, que je ne puis m’empêcher d’ajouter encore un mot sur son aimable caractere.

Moliere étoit un des plus honnêtes hommes de France, doux, complaisant, modeste & généreux. Quand Despréaux lui lut l’endroit de sa seconde satyre, où il dit au vers 91 :

Mais un esprit sublime en vain veut s’élever, &c.

« Je ne suis pas, s’écria Moliere, du nombre de ces esprits sublimes dont vous parlez ; mais tel