Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 12.djvu/848

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Marc-Jerôme Vida naquit à Crémone, ville d’Italie l’an de J. C. 1507. Il fut évêque d’Albe, & mourut en 1566. Il vivoit dans le beau siecle de Léon X. qui avoit pour les lettres tous les sentimens qui étoient héréditaires dans la maison des Médicis. Et ce fut à la sollicitation de ce pontife & de Clément VII. qu’il entreprit d’écrire un art poétique. Il a fait aussi des hymnes sacrées, un poëme sur la passion de Notre Seigneur, & un autre sur les vers-à-soie & sur les échecs.

On reconnoît dans ses ouvrages un esprit aisé, une imagination riante, une élocution légere, facile, mais quelquefois trop nourrie de la lecture de Virgile : ce qui donne à quelques endroits de ses pieces une apparence de centons.

Son art poétique est agréable par sa versification ; mais il semble fait pour les maîtres moins que pour les commençans. Il prend au berceau l’éleve des muses ; il lui forme l’oreille, lui montre des modeles, & l’abandonne ensuite à son propre génie. Horace a fait beaucoup mieux ; il remonte jusqu’aux principes, & se place dans un point si haut, qu’il peut donner la loi à tous les artistes, quelque grands qu’ils soient : il prescrit même les regles de l’art, au lieu que Vida n’offre que la pratique des artistes. Cependant on ne laisse pas de trouver chez ce dernier des préceptes & conseils qui sont très-utiles. Ce qu’il dit sur l’élocution est d’une netteté charmante ; & la poésie latine est aussi bonne qu’un moderne en peut faire dans cette langue.

S’il est un poëme françois qui ait droit d’entrer dans l’étude des belles-lettres, c’est l’art poétique de Despréaux. Horace n’a traité que la tragédie ; Vida, à proprement parler, ne traite que le style de l’épopée ; mais Despréaux fait connoître en peu de mots tous les genres séparément, & donne les regles générales qui leur sont communes. Non-seulement les jeunes gens doivent le lire, mais l’apprendre par cœur comme la regle & le modele du bon goût. Le comte d’Ericeyra, le digne héritier du Tite-Live de sa patrie, a traduit ce bel ouvrage en vers portugais. (D. J.)

Poetique harmonie, (Poésie.) il y a trois sortes d’harmonie dans la poésie : la premiere est celle du style, qui doit s’accorder avec le sujet qu’on traite, qui met une juste proportion entre l’un & l’autre. Les arts forment une espece de république, où chacun doit figurer selon son état. Quelle différence entre le ton de la tragédie & celui de la comédie, de la poésie lyrique, de la pastorale ! &c.

Si cette harmonie manque à quelque poëme que ce soit, il devient une mascarade : c’est une sorte de grotesque qui tient de la parodie : & si quelquefois la tragédie s’abaisse où la comédie s’éleve, c’est pour se mettre au niveau de leur matiere, qui varie de tems en tems ; & l’objection même se retourne en preuve du principe.

Cette harmonie poétique est essentielle ; mais on ne peut que la sentir, & malheureusement les auteurs ne la sentent pas toujours assez. Souvent les genres sont confondus. On trouve dans le même ouvrage des vers tragiques, lyriques, comiques, qui ne sont nullement autorisés par la pensée qu’ils renferment.

Une oreille délicate reconnoît presque par le caractere seul du vers, le genre de la piece dont il est tiré. Citez-lui Corneille, Moliere, la Fontaine, Ségrais, Rousseau, elle ne s’y méprend pas. Un vers d’Ovide se distingue entre mille de Virgile. Il n’est pas nécessaire de nommer les auteurs : on les reconnoît à leur style, comme les héros d’Homere à leurs actions.

La seconde sorte d’harmonie poétique consiste dans le rapport des sons & des mots avec l’objet de la pensée. Les écrivains en prose même doivent s’en faire

une regle ; à plus forte raison les Poëtes doivent-ils l’observer. Aussi ne les voit-on pas exprimer par des mots rudes, ce qui est doux ; ni par des mots gracieux, ce qui est désagréable & dur. Rarement chez eux l’oreille est en contradiction avec l’esprit.

La troisieme espece d’harmonie dans la poésie peut être appellée artificielle, par opposition aux deux autres especes ; parce que quoique fondée dans la nature, aussi-bien que les deux autres, elle ne se montre bien sensiblement que dans la poésie. Elle consiste dans un certain art, qui, outre le choix des expressions & des sons par rapport à leurs sens, les assortit entr’eux de maniere que toutes les syllabes d’un vers, prises ensemble, produisent par leur son, leur nombre, leur quantité, une autre sorte d’expression qui ajoute encore à la signification naturelle des mots.

La poésie a des marches de différentes especes pour imiter les différens mouvemens, & peindre à l’oreille par une sorte de mélodie, ce qu’elle peint à l’esprit par les mots. C’est une sorte de chant musical, qui porte le caractere non-seulement du sujet en général, mais de chaque objet en particulier. Cette harmonie n’appartient principalement qu’à la poésie ; & c’est le point exquis de la versification.

Qu’on ouvre Homere & Virgile, on y trouvera presque par-tout une expression musicale de la plûpart des objets. Virgile ne l’a jamais manquée : on la sent chez lui, lors même qu’on ne peut dire en quoi elle consiste. Souvent elle est si sensible, qu’elle frappe les oreilles les moins attentives :

Continuo ventis surgentibus, aut freta ponti
Incipiunt agitata tumescere, & aridus altis
Montibus audiri fragor, aut resonantia longè
Littora misceri, & nemorum increbescere murmur.


Et dans l’Enéide, en parlant du trait foible que lance le vieux Priam :

Sic fatus senior : telumque imbelle sine ictu
Conjecit, rauco quod protinus ære repulsum,
Et summo clypei nequiequam umbone pependit.


Nous n’omettrons point cet exemple tiré d’Horace :

Qua pinus ingens, albaque populus
Umbram hospitalem consociare amant
Ramis, & obliquo laborat
Lympha fugax trepidare rivo.

S’agit-il de décrire un athlete dans le combat ; les vers s’élevent, se courbent, se dressent, se brisent, se hâtent, se roidissent, s’alongent à l’imitation de celui dont ils représentent les mouvemens.

S’agit-il de baillemens, d’hiatus, de peindre quelque monstre à cinquante gueules béantes :

Quinquaginta atris immanis hiatibus hydra,
Intus habet sedem.

Faut-il peindre les cris de douleurs qui se perdent dans les airs, les cliquetis des chaînes :

Hinc exaudiri gemitus, & sæva sonare
Verbera : tum stridor ferri, tractæque catenæ.

Citerai-je ces vers de Despréaux :

Les chanoines vermeils & brillans de santé,
S’engraissoient d’une longue & sainte oisiveté.


Le premier de ces deux vers est riant ; l’autre est lent & paresseux.

Citerai-je les vers de la mollesse :

Soupire, étend les bras, ferme l’œil & s’endort.


Mais j’en appelle à ceux qui ont de l’oreille ; & s’il y a des gens à qui la nature a refusé le plaisir de cette sensation, ce n’est point pour eux qu’on a cité ces exemples d’harmonie poétique entre tant d’autres.