Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 12.djvu/958

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ce qu’en dit le premier dans le huitieme livre de la Cité de Dieu. « Ces choses sont de la même espece que celles qu’Alexandre écrivit à sa mere, comme lui ayant été révélées par un certain Léon, le suprème hiérophante des mysteres d’Egypte ; savoir que Picus, non-seulement Faunus, Enée, Romulus, & même Hercule, Esculape, Bacchus, fils de Sémelé, Castor & Pollux, & les autres de même rang, étoient des hommes que l’on avoit déifiés après leur mort ; mais encore que les dieux de la premiere classe, auxquels Cicéron paroît faire allusion dans ses tusculanes, comme Jupiter, Junon, Saturne, Neptune, Vulcain, Vesta, & plusieurs autres, que Varron voudroit par des allégories transformer dans les élémens où les parties du monde, avoient été de même que les autres, des hommes mortels. Léon rempli de crainte, sachant qu’en révélant ces choses, il révéloit les secrets des mysteres, supplia Alexandre, qu’après les avoir communiqués à sa mere, il lui ordonnât de bruler sa lettre ». Saint Cyprien dit que la crainte du pouvoir d’Alexandre extorqua de l’hiérophante le secret des hommes dieux.

Ces différens témoignages confirment de plus en plus que les mysteres avoient été destinés à découvrir la fausseté des divinités populaires, afin de soutenir la religion des hommes de bon sens, & de les exciter au service de leur patrie. Dans cette ancienne institution imaginée par les hommes les plus sages & les plus habiles, en enseignant que les dieux étoient des hommes déifiés à cause de leurs bienfaits envers la société : rien n’étoit plus propre que l’histoire de ces bienfaits à exciter le zèle à l’héroïsme. D’un autre côté, la découverte du véritable état de ces héros sur la terre, qui avoient participé à toutes les foiblesses de la nature humaine, prévenoit le mal qu’auroit pû produire l’histoire de leurs vices & de leurs déréglemens ; histoire propre à faire accroire aux hommes qu’ils étoient autorisés par l’exemple des dieux à donner dans les mêmes excès. Si l’on suppose avec M. Pluche, que tous les dieux provenoient d’un alphabet égyptien, quel motif peut-on supposer dans les peuples, qui les ait entraînés vers l’idolâtrie ? Ils s’y seroient précipités, pour ainsi dire, de gaieté de cœur, sans y avoir été déterminés, sans aucune de ces passions vives & véhémentes qui agissent également sur le cœur & sur l’esprit, qui accompagnent toujours les grandes révolutions, & qui régnant avec une force universelle dans le cœur de tous les hommes, peuvent seules être envisagées comme la cause d’une pratique universelle. Mais que l’on suppose au contraire ce que toute l’antiquité nous apprend, que les peuples ont adoré leurs ancêtres & leurs premiers rois, à cause des bienfaits qu’ils en avoient reçu, on ne peut alors concevoir un motif plus puissant ni plus capable de les avoir conduits à l’idolâtrie ; & de la sorte l’histoire du genre humain se concilie avec la connoissance de la nature humaine, & celle de l’effet des passions.

Ce n’est point une simple conjecture que de croire qu’une reconnoissance superstitieuse fit regarder comme des dieux les inventeurs des choses utiles à la société. Eusebe juge compétent, s’il y en eut jamais, des sentimens de l’antiquité, atteste ce fait, comme un fait notoire & certain. Ce savant évêque dit, que ceux qui dans les premiers âges du monde excellerent par leur sagesse, leur force, ou leur valeur, ou qui avoient le plus contribué au bien commun des hommes, ou inventé, ou perfectionné les Arts, furent déifiés durant leur vie même, ou immédiatement après leur mort. C’est ce qu’Eusebe avoit lui-même puisé dans une des histoires des plus anciennes & des plus respectables, l’histoire phénicienne & sanchoniate, qui donne un détail fort exact

de l’origine du culte des héros, & qui nous apprend expressément que leur déification se fit immédiatement après leur mort, tems où le souvenir de leurs bienfaits étoit encore récent dans la mémoire des hommes, & où les mouvemens d’une reconnoissance vive & profonde absorbant, pour ainsi dire, toutes les facultés de leur ame, enflammoient les cœurs & les esprits de cet amour & de cette admiration, que M. Pope a si parfaitement dépeint dans son essai sur l’homme.

Un mortel généreux, par ses soins, sa valeur,
Du public qu’il aimoit, faisoit-il le bonheur ?
Admiroit-on en lui les qualités aimables
Qui rendent aux enfans les peres respectables ?
Il commandoit sur tous, il leur donnoit la loi,
Et le pere du peuple en devenoit le roi.
Jusqu’à ce tems fatal, seul reconnu pour maître,
Tout patriarche étoit le monarque, le prêtre,
Le pere de l’état qui se formoit sous lui.
Ses peuples après Dieu n’avoient point d’autre appui.
Ses yeux étoient leur loi, sa bouche leur oracle,
Jamais ses volontés ne trouverent d’obstacle ;
De leur bonheur commun il devint l’instrument,
Du sillon étonné tira leur aliment.
Il leur porta les Arts, leur apprit à réduire
Le feu, l’air, & les eaux aux lois de leur empire,
Fit tomber à leurs piés les habitans des airs,
Et tira les poissons de l’abyme des mers.
Lorsqu’enfin abattu sous le poids des années
Il s’éteint & finit ses longues destinées,
Cet homme comme un dieu si long-tems honoré,
Comme un foible mortel par les siens est pleuré.
Jaloux d’en conserver les traits & la figure,
Leur zele industrieux inventa la peinture.
Leurs neveux attentifs à ces hommes fameux
Qui par le droit du sang avoient régné sur eux,
Trouvent-ils dans leur suite un grand, un premier pere,
Leur aveugle respect l’adore & le révere.

Ces premiers sentimens antérieurs à l’idolâtrie, en furent la premiere cause par les passions d’amour & d’admiration qu’ils exciterent dans un peuple encore simple & ignorant. On ne doit pas être étonné qu’un peuple de ce caractere ait été porté à regarder comme des especes de dieux, ceux qui avoient enseigné aux hommes à s’assujettir les élémens. Ils devinrent le sujet de leurs hymnes, de leurs panégyriques, & de leurs hommages ; & l’on peut observer que parmi toutes les nations, les hommes dont la mémoire fut consacrée par un culte religieux, sont les seuls de ces tems anciens & ignorans, dont le nom n’ait point été enseveli dans l’oubli.

On a vu dans des tems postérieurs, lorsque les circonstances étoient semblables, des hommes parvenir aux honneurs divins avec autant de facilité & de succès, que les anciens héros, qu’Osiris, Jupiter, ou Bélus ; car la nature en général est uniforme dans ses démarches. On s’est à la vérité moqué des apothéoses d’Alexandre & de César ; mais c’est que les nations au milieu desquelles ils vivoient, étoient trop éclairées. Il n’en fut pas de même d’un Odin, qui vivoit vers le tems de César, & qui fut mis par le peuple du nord au-dessus de tous les autres dieux. C’est que ces peuples étoient encore barbares & sauvages, & qu’une pareille farce ne peut être jouée avec applaudissement, que le lieu de la scene ne soit parmi un peuple grossier & ignorant.

Tacite rapporte que c’étoit une coutume générale parmi les nations du nord, que de déifier leurs grands hommes, non à la maniere des Romains leurs contemporains, uniquement par flatterie & par persuasion intime, mais sérieusement & de bonne foi. Un trait qui se trouve dans Ezéchiel, confirme que l’apothéose