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achetant fort cher leurs petites possessions, & s’emparer de tout le sol que ces cultivateurs fructifioient à l’avantage de la societé, pour ne l’employer qu’à étaler une opulence insultante pour les malheureux ; mais c’est aussi par ces mêmes exces que le luxe immodéré conduit de l’extrème opulence à l’extrème pauvreté, & qu’il est encore également destructeur du bien public & de l’espece humaine. Ceux qui ont ruiné l’état, qui ont anéanti les causes de sa prospérité par leurs dépenses exorbitantes, lui deviennent à charge par l’excès de leur misere & par celle dans laquelle ils entraînent une foule d’artisans & d’ouvriers qui leur ont fourni de quoi soutenir leur faste, lorsqu’ils n’étoient plus en état de le supporter. Ils avoient été mauvais citoyens dans la richesse, ils le sont encore plus dans la pauvreté. On vit à Rome, dit Saluste, une génération de gens qui ne pouvoient plus avoir de patrimoine, ni souffrir que d’autres en eussent.

C’est peut-être à ces pernicieux effets du luxe qu’il faut attribuer cette multitude de mendians dont l’Europe est inondée depuis quelques siecles, & dont la vie dissolue & vagabonde est si opposée à la population. Le luxe, comme nous venons de le dire, se détruit de lui-même ; il se consume de sa propre substance ; l’épuisement des richesses qu’il produit, devenu général, tous les travaux qu’il entretenoit, cessent. Ceux qui vivoient de ces travaux, restent sans subsistance & sans moyens de s’en procurer. L’inoccupation les conduit à la fainéantise, à la mendicité, & à tous les vices qui accompagnent une telle existence. L’etablissement des hôpitaux, que l’on peut regarder comme une suite de ces effets, peut avoir favorisé le penchant qu’ont les ames basses à embrasser ce genre de vie qui les fait subsister dans la licence, sans autre peine que celle de mandier. On demandoit à un souverain pourquoi il ne bâtissoit point d’hôpitaux, il répondit : je rendrai mon empire si riche, qu’il n’en aura pas besoin. Il auroit dû ajouter, & mes peuples si aisés par le produit d’un travail utile, qu’ils pourront se passer de ces secours. Les hôpitaux ne sont bons, a dit un medecin même, que pour les Medecins, parce que c’est là qu’ils immolent les pauvres à la conservation des riches. Si les revenus assignés pour ces établissemens, au lieu de nourrir dans l’oisiveté une foule de misérables, étoient employés à des travaux publics, auxquels chacun d’eux seroit occupé selon sa force & les facultés qui lui restent, il y auroit certainement moins de pauvres. Les hôpitaux les invitent à la paresse, en leur assurant une ressource, lorsque celle de l’aumône viendra à leur manquer, & contribuent beaucoup par cette raison à en augmenter le nombre.

On a mis en question si l’institution des enfans trouvés n’avoit pas les mêmes inconvéniens, & si au lieu d’être favorable à la population, elle n’y étoit pas contraire, en ce que la facilité d’y recevoir les fruits de la débauche, pouvoit l’encourager. Si les mœurs n’étoient pas entierement corrompues, il pourroit être bon de ne recueillir dans cette maison que les enfans légitimes de parens sages, mais trop pauvres pour pouvoir les élever ; mais cette institution n’a été faite, ainsi que toutes celles de la même espece, que lorsque le mal étoit parvenu au plus haut degré. Ce n’est plus alors la dissolution que l’on veut réprimer, il n’est plus tems ; ce sont des maux plus grands encore qui commencent à se faire sentir, & que l’on veut prévenir. Dans l’état actuel des mœurs il y auroit peut-être beaucoup de dangers à introduire quelque réforme dans l’administration de l’hospice des enfans-trouvés. On n’arrêteroit point le libertinage, si l’on refusoit d’y recevoir les êtres qu’il produit, & qu’au moins

on y conserve à l’humanité & à la société ; cette sévérité pourroit produire le crime ; & ce seroit un mal encore plus grand que celui que l’on voudroit détruire.

C’est principalement dans les villes, & sur-tout dans les capitales des grands empires, où la dépravation des mœurs est excessive, que l’espece humaine souffre un dépérissement sensible. Ce sont pour les provinces des especes de colonies qu’elles sont obligées de repeupler tous les ans. A Rome il falloit renouveller continuellement les esclaves. Il en est de même aujourd’hui à Constantinople ; Paris, Londres, & les autres siéges des monarchies de l’Europe, exigent des recrues considérables. Ce sont autant de gouffres qui engloutissent l’on & les habitans des provinces : on diroit que l’opulence dont elles ont l’air & la magnificence des monumens qu’elles étalent, sont formées des débris des campagnes ; mais un homme qui juge de la richesse d’un peuple par l’éclat de la capitale, ressemble à celui qui jugeroit de la fortune d’un commerçant par la richesse de son habit. Ceux qui jouissent dans ces villes de l’opulence qu’elles annoncent, & qui en abusent, y dépérissent, & ne peuvent se reproduire, par l’intempérance, la mollesse, l’évaporation, l’abnégation de tous les devoirs ; par l’éloignement des occupations utiles, par l’indifférence de toutes les choses honnétes, par les nourritures somptueuses & recherchées, enfin par l’abandon à tous les plaisirs & la révolte de toutes les passions dans lesquels ils vivent. Les autres, par les travaux périlleux qu’ils entreprennent, par la paresse, l’indigence & la mauvaise nourriture, qui ont un effet également contraire à la population. Le nombre prodigieux de domestiques que le luxe rassemble dans ces villes, consomme seul une grande quantité des hommes de chaque génération. On les empêche de se marier & on ne veut plus s’en servir quand ils le sont. Ainsi la nature n’a de ressource en eux que la débauche, c’est-à-dire le moyen le plus opposé à la progéniture. On diroit que les usages modernes sont tous établis contre elle : cela a fait penser à quelques-uns des auteurs qui ont écrit sur la population actuelle & sur celle des siecles passés, que la coûtume de l’esclavage domestique qu’avoient les anciens, étoit plus favorable à la multiplication de l’espece, que la condition présente des domestiques & la maniere de faire subsister les pauvres.

On se croit fait pour être le maître quand on raisonne ainsi. Dans la supposition contraire on ne manqueroit pas de se dire que nul n’a le droit d’acquérir la possession individuelle d’un autre ; que la liberté est une propriété de l’existance inaliénable, qui ne peut se vendre ni s’acheter ; que les conditions d’un tel marché seroient absurdes ; qu’enfin les hommes n’appartiennent qu’à la nature, & qu’ils l’outragent par une coutume qui les avilit & qui la dégrade.

Quand tous les avantages que l’on suppose à cette coûtume sur l’usage qui l’a remplacé, seroient aussi réels qu’ils le sont peu, il faudroit louer à jamais les institutions qui l’ont aboli, qui ont restitué le genre humain dans ses droits, & qui l’ont soustrait à cette infamie.

Quelque affreux que soit le despotisme civil, il est moins dur & moins cruel que la servitude domestique ; au moins dans le premier, la condition est générale, le malheureux n’a pas sans cesse sous les yeux la comparaison odieuse de son sort à celui dont jouit un autre être de son espece qui exerce sur lui une autorité tyrannique que rien au monde n’a pû lui donner ; l’esclavage est commun entre tous, & la nature humaine n’est foulée qu’aux piés d’un seul.

Une preuve, dit M. Hume, de la barbarie que cet