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cés, vaut mieux que toutes les soies & manufactures d’étoffes riches, qui leur feroient contracter l’habitude d’une vie méditative, oisive, & sédentaire, qui les jetteroient dans le luxe, la volupté, la fainéantise, & l’excessive dépense, qui ont toujours été la principale cause de la ruine des royaumes & républiques, les destituant de loyaux, vaillans, & valeureux citoyens, desquels V. M. a plus de besoin que de tous ces petits marjolets de cour & de villes vétus d’or & de pourpre. Si pour le présent, ajoutoit-il, vous méprisez ces raisons, peut-être un jour aurez-vous regret de n’y avoir pas eu plus d’égards ». Mém. de Sulli, tome I. pages 180. & 181. de l’édition in-folio.

Le commerce de luxe & les arts de la même espece, joignent à tous ces inconvéniens la dangereuse séduction d’offrir aux hommes plus de bénéfice & moins de fatigues, qu’ils n’en trouvent dans les travaux de la campagne. Qui est-ce qui tracera de pénibles sillons ? qui, le corps courbé depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, cultivera les vignes, moissonnera les champs, supportera enfin dans des travaux si durs les ardeurs de l’été & la rigueur des hivers ; quand à l’abri des saisons, tranquille & assis le long du jour, on pourra gagner davantage en filant de la soie, ou en préparant d’autres matieres dans les manufactures de luxe ? Aussi ces manufactures & ce commerce ont-ils attiré les hommes dans les villes, & leur donnent l’apparence d’une abondante population ; mais pénétrez dans les campagnes, vous les trouverez desertes & desséchées. Leurs productions n’étant pas l’objet du commerce, il n’y en aura de cultivées que la quantité indispensable pour la subsistance du pays ; il n’y aura d’hommes que le nombre nécessaire pour cette culture ; car jamais ils ne multiplient au-delà de cette proportion.

C’est ainsi que le commerce de luxe dépeuple les campagnes pour peupler les villes ; mais ce n’est qu’accidentellement. Cette population, ainsi que les richesses de ce commerce, sont précaires & dépendent de tous les événemens. La moindre circonstance les fait évanouir ; la guerre, l’établissement de manufactures semblables, le transport même des vôtres dans d’autres états ; le défaut des matieres que l’on met en œuvre ; une infinité d’autres causes anéantissent ce commerce, & font cesser les travaux de ces manufactures. Alors un peuple entier que l’on a enlevé à la culture des terres, reste dans l’inaction ; il ne peut plus gagner sa nourriture, que l’état est pourtant obligé de fournir. Voilà tout-à-coup de nombreuses familles mendiant leur pain, ou s’expatriant pour aller chercher chez l’étranger le travail que vous ne pouvez plus leur procurer. Ces hommes devenus à charge à la société, l’auroient enrichie & peuplée, si on ne les eût point détourné de leurs véritables occupations. Ils avoient de petites possessions par lesquelles ils tenoient au sol, & qui les rendoient citoyens ; en devenant de simples journaliers, ils ont cessé d’être patriotes : car celui qui ne possede rien n’a point de patrie ; il porte par-tout ses bras & son industrie, & se fixe où il trouve à vivre. On reste ainsi sans commerce, sans richesses, & sans peuple, parce qu’on a méconnu & abandonné la véritable cause qui produit les uns & les autres.

Un autre ministre dont l’administration est admirable par tant d’autres endroits, donna tout au faste & rien à l’utile ; sacrifia des richesses réelles à des richesses artificielles, quand il défendit la sortie des grains de la France, pour favoriser l’établissement des manufactures de luxe : ce fut un ordre de mort pour l’Agriculture & la population.

Avec bien d’autres institutions dont la sagesse pro-

duit des effets tout contraires, les Anglois ont encore

eu le bon esprit de s’emparer du trésor que le ministre étranger immoloit aux richesses de vanité. Ce peuple semble fait pour donner aux autres des leçons en tous genres. En faisant des matieres de nécessité l’objet principal de son commerce, l’Angleterre est devenue l’arbitre de celui de l’Europe, la puissance maritime la plus forte, le terroir le mieux cultivé, le plus fertile, & la nation commerçante la plus nombreuse.

Le commerce produit les richesses, & les richesses produisent le luxe : les Arts & les Sciences naissent des richesses & du luxe. On en a conclu que sans luxe il n’y avoit ni commerce, ni richesses, ni arts, ni sciences ; mais en raisonnant ainsi on a fait une pétition de principe ; on ne s’est pas apperçu que de ce qui ne doit être que l’effet du commerce, on en faisoit la cause ; & qu’alors on sembloit dire que le seul qui pût produire les Arts & les Sciences, étoit celui de luxe ; ce qui n’est pas juste.

Il n’est point de nation où les Arts & les Sciences ayent fleuri autant que chez les Grecs ; & leur commerce ne consistoit que dans l’échange des denrées de premiere nécessité. Voyez Thucidide, Isocrate, Démosthène, Suidas, & Héliodore, qu’il cite ; voyez Xénophon & Plutarque. Ils vous apprendront que dès le tems de Solon, la Grece étoit riche sans ce commerce de superfluités. Les Arts & les Sciences sont encore très-cultivés à la Chine, & les Chinois ne sortent point pour commercer avec les étrangers.

Ce n’est point ici le lieu d’examiner jusqu’à quel point le luxe peut être nécessaire pour soutenir le commerce, & jusqu’à quel point le commerce doit s’en occuper pour ne pas corrompre les mœurs, ni préjudicier à l’Agriculture & à la population. Ses progrès sont si rapides, qu’il est difficile de lui prescrire des bornes ; il est aussi-tôt immodéré qu’introduit ; & dès-lors tous ces effets tendent à la destruction de l’espece humaine. La mollesse, la dépendance, la dissolution, la futilité, & les excès de toutes especes où il plonge les opulens, ruinent en eux les facultés physiques comme les qualités morales ; ce n’est pas pour être pere, que l’on a perdu le pouvoir de le devenir ; au contraire on outrage la nature en se livrant à son penchant, & ce qu’on craint le plus, c’est de donner l’être en abusant de la puissance de le procurer, qu’elle ne nous a accordée que pour cette fin.

C’est le luxe qui entretient pour l’usage d’un seul, cette foule de gens oisifs qui languissent & se perdent dans le desœuvrement, qui se jettent par l’ennui de leur inutilité, dans toutes sortes de débauches & de perversités, aussi funestes à la propagation que les plaisirs recherchés de leurs maîtres. Il va jusqu’au sein des campagnes les ravir aux productions utiles, & les dévaster. Un homme qui ne peut occuper qu’une place, veut posséder des terreins immenses qu’il n’habitera jamais, rien n’est assez vaste pour son luxe ; &, comme s’il craignoit de manquer d’espace pour le contenir, il chasse tous ceux qui l’environnent. Le surintendant Fouquet achete trois hameaux entiers, & en fait enfermer toutes les terres dans les jardins de son palais de Vaux. (Voyez le tome VII. de l’Essai sur l’histoire générale, par M. de Voltaire.) Les desordres du luxe se multipliant dans tous les états, ces agrandissemens meurtriers deviennent des especes d’usages. Une infinité de gens d’une condition bien inférieure à celle du surintendant, suivent & enchérissent même sur son exemple. Une terre nouvellement acquise, quelqu’étendue qu’elle soit, ne l’est jamais assez, elle est aussi-tôt dépeuplée. On a vu de ces nouveaux seigneurs devenir les seuls propriétaires de leurs paroisses, en expulser tous les habitans, en