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se rencontrent dans une possession, pourra-t-on dire qu’elle ne soit pas véritable ?

Or, il y a plusieurs possessions où plusieurs de ces circonstances se sont rencontrées. Il y en a donc de véritables, sur-tout celles que l’Evangile nous donne pour telles. Dieu permit que du tems de Jesus-Christ, il y en eût un grand nombre dans Israël, pour lui fournir plus d’occasions de signaler sa puissance, & pour nous fournir plus de preuves de sa mission & de sa divinité.

Quoiqu’on avoue que les vraies possessions du demon sont très-rares, & qu’elles sont difficiles à reconnoître, toutefois on ne convient pas qu’elles soient miraculeuses. Elles n’arrivent pas sans la permission de Dieu, mais elles ne sont ni contraires, ni même supérieures aux lois naturelles. Personne ne recourt au miracle pour dire qu’un bon ange nous inspire de bonnes pensées, ou qu’il nous fait éviter un danger ; on suppose de même qu’un demon peut nous induire au mal, exciter dans nos corps des impressions déréglées, causer des tempêtes, &c. L’Ecriture attribue aux mauvais anges la mort des premiers nés de l’Egypte, & la défaite de l’armée de Sennacherib ; elle attribue aux bons anges la pluie de feu qui consuma Sodome & Gomorrhe. Ces événemens sont miraculeux en certaines circonstances, mais non pas en toutes. Dieu ne fait que laisser agir les démons, ils exercent en cela un pouvoir qui leur est naturel, & qui est ordinairement arrêté & suspendu par la puissance de Dieu. On décide trop hardiment sur la nature de cet esprit que l’on connoît si peu.

Voilà les raisons de part & d’autre, telles que les propose dom Calmet dans son dictionnaire de la Bible, & qu’on peut voir traitées avec plus d’étendue dans une dissertation particuliere qu’il a donnée sur les possessions & obsessions des démons.

Dans ces derniers tems, à l’occasion des prétendus miracles & des convulsions qui arrivoient à St. Médard, on a beaucoup traité de la réalité des possessions. Dom la Taste, alors bénédictin, & dans la suite evêque de Bethléem, dans ses lettres théologiques aux écrivains défenseurs des convulsions, a prouvé la réalité des possessions par les endroits de l’Evangile qu’indique le pere Calmet dans ce qu’on vient de lire. Il y ajoute des preuves tirées de la tradition.

« Nous appuyons, dit-il, ce sentiment d’une maxime non moins conforme à la raison & au bon sens, qu’elle est importante à la religion, c’est qu’une doctrine crue de tous les Chrétiens, dans toutes les nations, & dans tous les tems, ne sauroit être une erreur, mais qu’elle coule infailliblement d’une tradition divine ; c’est la judicieuse remarque de Tertulien, lib. de præscrip. cap. jx. ecquid verisimile est, ut tot ac tantæ in unam fidem erraverint ? cæterum quod apud multos unum invenitur non est erratum, sed traditum. Or en jettant les yeux sur toutes les nations qui professent le Christianisme, Catholiques ou même schismatiques, l’on trouve la croyance de ces démons puissans & malins, même uniformité si l’on remonte de notre siecle jusqu’à celui des Apôtres.

Cette doctrine, ajoute-t-il, est encore appuyée de beaucoup de faits non équivoques, faits de plusieurs sortes ; mais je me borne à réfléchir sur une seule, sur ce qu’opéroient les demons dans les énergumenes. Je dis donc que l’on a vu dans le Christianisme de réelles possessions du démon, accompanées de merveilles très-considérables. Sulpice Sévere, St. Hilaire, St. Jerôme, St. Paulin nous assurent que l’on voyoit de leur tems des personnes extraordinairement tourmentées par les démons sur les tombeaux ou en présence des saints ».

Un de ses adversaires lui avoit répondu « que ces prétendus énergumenes qu’on voyoit aux tom-

beaux des martyrs, étoient des épileptiques ou des

convulsionnaires qu’on ne manquoit pas de traiter de possédés, selon l’ancienne erreur, qui faisoit donner à ces accidens le nom de maux sacrés, qu’ils conservent encore aujourd’hui parmi les bonnes femmes. Les Peres entraînés par les préjugés de l’enfance & par l’ignorance des causes naturelles, ont parlé comme le peuple ».

Je n’examinerai point, replique dom la Taste, si « cette ancienne erreur étoit aussi répandue & parmi les Idolâtres, & parmi les Chrétiens que vous le supposez. Mais n’est-on qu’épileptique ou convulsionnaire lorsqu’on s’éleve en l’air & qu’on y demeure suspendu, la tête en bas, sans que l’on tienne à quoi que ce soit ? Faut-il être une bonne femme pour ne pas confondre ces phénomenes avec ceux de l’épilepsie & avec de simples convulsions ? Or c’est sur ces phénomenes que les Peres ont décidé que ces personnes étoient possédées. Leur décision n’étoit-donc pas un préjugé & une erreur populaire » ?

« Point du tout, répondoient les adversaires de dom la Taste. Ces choses-là sont vraiment surnaturelles au moins dans la maniere dont elles sont opérées ; mais les Peres ont évidemment parlé contre la vérité, lorsqu’en rapportant ces terribles prodiges, ils les ont attribués au démon ; il n’y avoit que le Dieu créateur de toutes choses qui pût les opérer ». Et pour détruire la réalité des faits, ils ajoutent : « ces énergumenes ou convulsionnaires faisoient des sauts & des culbutes comme ceux de St. Médard, & pour en exagérer le merveilleux effrayant, on disoit qu’ils restoient suspendus en l’air. St. Jerôme, St. Hilaire, St. Paulin, Sévere Sulpice & d’autres, l’ont dit de même. Voilà le vrai dénouement de la difficulté ».

« Quelle pénétration ! quels yeux ! quel homme ! s’écrie dom la Taste, du coin de son feu il découvre ce qui se passoit en Europe & en Asie il y a plus de treize siecles, comme s’il y eût été présent, & il est en état de redresser sur de purs faits tous les histoiriens de ce tems-là ».

Ensuite il montre qu’indépendamment du respect que la religion inspire pour eux, c’est une folie que de refuser de les en croire sur ces faits, puisque ce n’est pas pour en avoir entendu parler, mais pour les avoir vus qu’ils les racontent. Voici ce qu’en dit entr’autres St. Paulin :

His potiora etiam, tamen & spectata profabor.
Ante alios illum cui membra vetustior hostis
Obsidet . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . Corpore verso,
Suspendi pedibus spectantem tecta supinis
Quodque magis mirum atque sacrum est, nec in oroe
relapsis
Vestibus
, &c.

Et Sulpice Sévere, dialog. III. cap. vj. Vidi quemdam appropinquante Martino, in aëra raptum manibus extensis in sublime suspendi, ut nequaquam solum pedibus attingeret. D’où il conclut que les possessions sont réelles, & qu’elles ont le demon pour auteur. Et parce que ses adversaires admettent au-moins celles qui sont mentionnées dans l’Evangile, il en tire avantage contre eux, ou pour admettre toutes les autres, ou pour se jetter dans l’incrédulité ; & en effet, les raisons que nous venons de citer de leur part en approchent fort. Lettres théologiques aux écrivains défenseurs des convulsions, lettre VII. n°. xxxi. & suiv.

Mais comme l’autorité des Peres les gênoit, ils ont tenté de s’en débarasser par plusieurs raisons. « Les Peres, dit l’un d’entre eux, n’avoient-ils pas des préjugés sur la nature & sur les opérations des demons ? 1°. Tous les Peres ont presque tous cru pendant plusieurs siecles, & jusqu’aux derniers,