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puisque la cruauté est allée jusqu’à répandre le sang des femmes ? On a exercé les dernieres rigueurs contre un sexe qu’on épargne dans les guerres mêmes. Et quelles étoient les raisons importantes d’une telle barbarie ? Quels crimes peuvent avoir fait traîner au supplice la veuve d’un illustre poëte ? Elle n’avoit point d’autre crime que celui d’être trop religieuse, trop appliquée au service de la Divinité ».

La veuve dont parle Pacatus étoit Euchrocie, veuve de Delphidius, dont Ausone a fait l’éloge dans ses professeurs de Bordeaux. Elle eut la tête tranchée aussi-bien que les autres priscillianites. Mais si elle eût été coupable d’une infâme débauche ; si le bruit qu’on fit courir de sa fille Procule, qu’étant grosse de Priscillien, elle avoit eu recours à des moyens détestables pour faire périr son fruit : si tout cela eût été vrai, ou s’il eût passé pour vrai, l’orateur eût-il osé dire à Théodose ou à toute sa cour, qu’Euchrocie n’étoit coupable que de trop de piété ? Voilà donc les chefs des Priscillianites, ces prétendus Adamites, auxquels on rend témoignage d’avoir été des gens austeres dans leurs mœurs, & donnant dans une dévotion excessive. Des gens de ce caractere n’ont guere l’air de s’être abandonnés aux honteux excès qu’on leur impute.

La conviction & la confession dont parle Sulpice Sévere, sont fort suspects. En effet, soit que l’on examine le caractere des témoins qui déposerent, soit que l’on fasse attention à celui des parties & des juges, soit que l’on considere la maniere dont on extorqua sa confession à Priscillien, on y trouve de justes raisons de douter de la réalité des crimes qu’on lui imputoit & à ses sectateurs.

A l’égard des témoins, Sulpice Sévere nous apprend indirectement qui ils étoient, & quel étoit leur caractere, lorsqu’il nous dit que Maxime se contenta d’exiler pour quelque tems dans les Gaules Tertulle, Potamius & Jean, parce que c’étoient des personnes viles & dignes de miséricorde pour avoir confessé leurs crimes & découvert leurs complices, sans attendre la question. Il ne paroît pas qu’il y ait eu d’autres témoins contre Priscillien & ses sectateurs, que ces personnes viles, dont la déposition volontaire ne peut être de poids contre des évêques & des personnes d’une condition distinguée.

Les parties de Priscillien n’étoient pas plus estimables. Le chef de la bande étoit un évêque espagnol nommé Ithace, dont Sulpice Sévere a fait le portrait en ces termes : Il ne se soucioit de rien, rien n’étoit sacré pour lui ; c’étoit un homme audacieux, babillard, impudent, superstitieux, gourmand, débauché. Cet homme tâchoit d’envelopper dans l’accusation de priscillianisme, & de faire périr tout ce qu’il y avoit d’hommes distingués par leur savoir & par leurs vertus. Ithace eut même la hardiesse d’accuser S. Martin de Tours de cette hérésie. Ses adhérens ne valoient pas mieux que lui, & il ne tint pas à eux que S. Martin ne fût livré à la mort pour s’être opposé à leurs violences.

Des gens d’un caractere si odieux, & capables de conspirer contre S. Martin, dont tout le monde honoroit la vertu, n’étoient-ils pas capables de conspirer contre des innocens, & de leur supposer tous les crimes imaginables pour les faire périr ?

Sulpice Sévere ne donne pas une idée plus avantageuse des évêques des Gaules qui conspirerent avec les Ithaciens à la perte des Priscillianites. « Leurs discordes, dit-il, mettoient tout en confusion ; ils n’agissoient que par haine ou par faveur ; ils perdoient tout par leur timidité, par leur légereté, par leur envie, par leur esprit de parti, par leur avarice, leur arrogance, leur paresse. Un petit nombre donnoit des conseils salutaires ; mais le

grand nombre ne formant que des desseins insensés, & les poursuivant avec opiniâtreté, les autres étoient contraints de céder ; de sorte que le peuple avec tout ce qu’il y avoit de gens de bien, devenoient l’objet de leur moquerie & le jouet de leur insolence ». Ce caractere des parties de Priscillien ne favorise pas plus les idées qu’on en a voulu donner, que celui des témoins.

Voyons quels étoient les juges. Maxime séduit par les évêques Magnus & Rufus, n’eut pas plutôt pris le parti de la rigueur, qu’il choisit un juge propre à seconder ses intentions. Ce juge fut Evode, préfet du prétoire, homme dur & sévere. Maxime en vouloit aux biens ; ainsi des coupables riches tel qu’étoit Priscillien, lui convenoit. Pacatus dit « que les évêques ithaciens s’étoient acquis les faveurs de cet empereur avare, de ce Phalaris, en lui faisant des présens, & en lui fournissant les moyens de dépouiller les riches ». Sulpice Sévere ajoute, que Maxime refusa pendant quelques jours de voir S. Martin, qui venoit lui demander la vie des Priscillianites, parce que ce prince en vouloit à leurs biens. Qui ne voit que l’innocence même auroit succombé si elle avoit été poursuivie par de tels accusateurs, & accusée devant de tels juges ?

Il ne faut pas faire valoir la prétendue confession de Priscillien lui-même, pour prouver les crimes qu’on lui impute. Je dis prétendue confession ; car il n’est rien moins que certain qu’il ait fait l’aveu qu’on lui attribue. Sulpice Sévere n’avoit point vu les actes du procès ; & quand il les auroit vûs, qui pourroit assurer qu’ils fussent authentiques ? Le supplice des Priscillianites fut si odieux dans l’Eglise, que les accusateurs & les juges avoient un égal intérêt à charger ces misérables des plus grands crimes. Et seroit-ce la premiere fois que les persécuteurs auroient falsifié de pareils actes pour justifier leur cruauté ?

Mais en supposant la réalité de la confession de Priscillien, que peut-on conclure d’une confession extorquée par les tourmens, comme le fut celle-ci ? Sulpice Sévere l’insinue quand il dit que Tertulle & ses deux compagnons confesserent, sans attendre la question ; & Pacatus le dit positivement : il parle des tourmens de ces malheureux, gemitus & tormenta miserorum. Une confession de cette nature ne passera jamais pour une conviction dans l’esprit des gens qui jugent sans prévention, sur-tout lorsqu’il s’agit d’un homme d’ailleurs aussi réglé, aussi austere dans ses mœurs qu’on nous dépeint Priscillien.

Les conciles d’Espagne qui ont condamné les Priscillianites, ne les ont jamais traités sur le pié d’une secte coupable d’impureté. Tout ce qu’on trouve qui les regarde dans les canons du concile de Sarragosse, ne concerne que des irrégularités. On dit 1°. que chez les Priscillianites des femmes & des laïques enseignent. Il s’agit d’Agape, qui avoit instruit Priscillien, du rhéteur Helpidius & de Priscillien lui-même qui étoit laïque au tems de ce concile, & ne fut ordonné évêque d’Avila que depuis. 2°. Que les Priscillianites faisoient des assemblées à part, soit dans des maisons particulieres, ou à la campagne & dans des lieux écartés. 3°. Qu’ils jeûnoient beaucoup, & qu’ils ne s’en abstenoient pas même le dimanche, ce qui étoit contre la loi ecclésiastique. 4°. Qu’ils pratiquoient des austérités nouvelles, comme de marcher nuds piés (ce qui pouvoit avoir été toute la nudité de Priscillien). 5°. Qu’il y en avoit qui recevoient l’Eucharistie sans la manger dans l’église. 6°. On y dit enfin que des prêtres prenant pour prétexte le luxe & la vanité des ecclésiastiques, quittoient leur ministere pour embrasser la vie monastique. Quelle apparence que ce concile ait négligé les points capitaux, les prostitutions, la nudité, les parjures, &c !