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font sentir en certains espaces de tems, combien de navires périssent, &c. ce qui deviendroit très-commode pour résoudre une infinité de questions utiles, & donneroit aux jeunes gens attentifs toute l’expérience des vieillards.

Il est bien entendu que l’on ne donnera pas dans l’abus, qui n’est que trop ordinaire, de la preuve de l’expérience, que l’on n’établira pas sur un petit nombre de faits une grande probabilité, que l’on n’ira pas jusqu’à opposer ou à préférer même une foible probabilité à une certitude contraire, que l’on ne donnera pas dans la foiblesse de ces joueurs qui ne prennent que les cartes qui ont gagné ou celles qui ont perdu, quoiqu’il soit évident par la nature des jeux d’hasard, que les coups précédens n’influent point sur les suivans. Superstition cependant bien plus pardonnable que tant d’autres qui, sur l’expérience la plus légere ou sur le raisonnement le moins conséquent, ne s’introduisent que trop dans le courant de la vie.

A ces deux principes généraux de probabilité, nous pouvons en joindre de plus particuliers, tels que l’égale possibilité de plusieurs évenemens, la connoissance des causes, le témoignage, l’analogie & les hypothèses.

1°. Quand nous sommes assûrés qu’une certaine chose ne peut arriver qu’en un certain nombre déterminé de manieres, & que nous savons ou supposons que toutes ces manieres ont une égale possibilité, nous pouvons dire avec assûrance que la probabilité qu’elle arrivera d’une telle façon vaut tant ou est égale à autant de parties de la certitude. Je sais, par exemple, qu’en jettant un dez au hasard, j’amene sûrément ou 1 point, ou le 2, ou le 3, ou le 4, ou le 5, ou le 6. Supposons d’ailleurs le dez parfaitement juste, la possibilité est la même pour tous les points. Il y a donc ici six probabilités égales, qui toutes ensemble font la certitude ; ainsi chacune est une sixieme partie de cette certitude. Ce principe tout simple qu’il paroît, est infiniment fécond ; c’est sur lui que sont formés tous les calculs que l’on a faits & que l’on peut faire sur les jeux d’hasard, sur les loteries, sur les assûrances, & en général sur toutes les probabilités susceptibles de calcul. Il ne s’agit que d’une grande patience & d’un détail de combinaisons, pour démêler le nombre des évenemens favorables & le nombre des contraires. C’est sur ce principe, joint à l’expérience, que l’on détermine les probabilités de la vie humaine, ou du tems qu’une personne d’un certain âge peut probablement se flatter de vivre ; ce qui fait le fondement du calcul des valeurs des rentes viageres, des tontines. Voyez les essais sur les probabilités de la vie humaine, & les ouvrages cités à la fin de cet article. Il s’étend au calcul des rentes mises sur deux ou trois têtes payables au dernier vivant, sur les jouissances, les pensions alimentaires, sur les contrats d’assurance, les paris, &c.

J’ai dit que ce principe s’employoit quand nous supposions les divers cas également possibles. Et en effet, ce n’est que par supposition relative à nos connoissances bornées que nous disons, par exemple, que tous les points d’un dez peuvent également venir ; ce n’est pas que quand ils roulent dans le cornet celui qui doit se présenter n’ait déja la disposition qui, combinée avec celle du cornet, du tapis, ou de la force & de la maniere avec laquelle on jette le dez, le doit faire sûrement arriver ; mais tout cela nous étant entierement inconnu, nous n’avons pas de raison de préférer un point à un autre ; nous les supposons donc tous également faciles à arriver. Cependant il peut y avoir souvent de l’erreur dans cette supposition. Si l’on vouloit chercher la probabilité d’amener 8 points avec deux dez, ce seroit faire un

grossier sophisme que de raisonner ainsi : avec deux dez, je peux amener ou 2, ou 3, ou 4, ou 5, ou 6, ou 7, ou 8, ou 9, ou 10, ou 11, ou 12 points ; donc la probabilité d’amener 8, sera de la certitude ; car ce seroit supposer que ces 11 points sont également faciles à amener ce qui n’est pas vrai. Les calculs les plus simples du jeu de tric-trac nous apprennent que sur 36 coups également possibles avec deux dez, 5 nous donnent le point de 8 ; la probabilité sera donc de 5 sur 36, ou de la certitude, & non pas .

Ce sophisme s’évite aisément dans les calculs des jeux, où il est facile de déterminer l’égale ou inégale possibilité d’évenemens ; mais il est plus caché, & n’est que trop commun dans les cas plus composés. Ainsi bien des gens se plaignent d’être fort malheureux, parce qu’ils n’ont pu obtenir certain bonheur qui est tombé en partage à d’autres ; ils supposent qu’il étoit également possible, également convenable, que ce bien leur arrivât, sans vouloir considérer qu’ils n’étoient pas dans une position aussi avantageuse, qu’ils n’avoient pour eux qu’une maniere favorable, tandis que les autres en avoient plusieurs, de sorte que ç’auroit été un grand bonheur que cette seule maniere eût lieu, sans dire que les évenemens que nous attribuons au hasard sont dirigés par une providence infiniment sage, qui a tout calculé, & qui, par des raisons à nous inconnues, dispose des choses d’une maniere bien plus convenable que n’est l’arrangement que nos foibles lumieres ou nos passions voudroient y mettre.

A la suite de la probabilité simple vient une probabilité composée qui dépend encore du même principe. C’est la probabilité d’un évenement qui ne peut arriver qu’au cas qu’un autre évenement lui-même simplement probable arrive. Un exemple va l’expliquer. Je suppose que dans un jeu de quadrille de 40 cartes l’on me demande de tirer un cœur, la probabilité de réussir est de la certitude, puisqu’il y a 4 couleurs & 10 cartes de chaque couleur également possible. Mais si l’on me dit ensuite que je gagnerai si j’amene le roi de cœur, alors la probabilité devient composée ; car 1° il faut tirer un cœur, & la probabilité est  : 2° supposé que j’ai tiré un cœur, la probabilité sera , puisqu’il y a 9 autres cœurs que je peux aussi bien tirer que le roi. Cette probabilité entée sur la premiere n’est que la dixieme d’un quart, ou le de , c’est-à-dire de la certitude. Et il est clair, que puisque sur 40 cartes je dois tirer précisément le roi de cœur, je n’ai de favorable qu’un cas sur 40 également possibles, ou un contre 39 defavorable.

Cette probabilité composée s’estime donc en prenant de la premiere une partie telle qu’on la prendroit de la certitude entiere, si cette probabilité étoit convertie en certitude. Un ami est parti pour les Indes sur une flotte de douze vaisseaux : j’apprends qu’il en a péri trois, & que le tiers de l’équipage des vaisseaux sauvés est mort dans le voyage ; la probabilité que mon ami est sur un des vaisseaux arrivés à bon port est , & celle qu’il n’est pas du tiers mort en route est . La probabilité composée qu’il est encore en vie, sera donc les de ou , ou une demi-certitude. Il est donc pour moi entre la vie & la mort.

On peut appliquer ce calcul à toutes sortes de preuves ou de raisonnemens, réduits pour plus de clarté à la forme prescrite par l’art de raisonner : si l’une des prémisses est certaine, & l’autre probable, la conclusion aura le même degré de probabilité que cette premisse ; mais si l’une & l’autre sont simplement probables, la conclusion n’aura qu’une probabilité de probabilité, qui se mesure en prenant de la probabilité de la majeure une partie telle que l’exprime la fraction qui mesure la probabilité de la mineure.