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bornes de l’autorité d’un protecteur. Il affermit son pouvoir en sachant le reprimer à-propos : il n’entreprit point sur les privileges dont le peuple étoit jaloux ; il ne logea jamais des gens de guerre dans la cité de Londres ; il ne mit aucun impôt dont on pût murmurer ; il n’offensa point les yeux par trop de faste ; il ne se permit aucun plaisir ; il n’accumula point de trésors ; il eut soin que la justice fût observée avec cette impartialité impitoyable qui ne distingue point les grands des petits.

Jamais le commerce ne fut si libre, ni si florissant ; jamais l’Angleterre n’avoit été si riche. Ses flottes victorieuses faisoient respecter son nom dans toutes les mers ; tandis que Mazarin uniquement occupé de dominer & de s’enrichir, laissoit languir dans la France la justice, le commerce, la marine, & même les finances. Maitre de la France, comme Cromwel de l’Angleterre, après une guerre civile, il eût pû faire pour le pays qu’il gouvernoit, ce que Cromwel avoit fait pour le sien ; mais il étoit étranger, & l’ame de Mazarin n’avoit pas la grandeur de celle de Cromwel.

Toutes les nations de l’Europe qui avoient négligé l’alliance de l’Angleterre sous Jacques I. & sous Charles, la briguerent sous le protecteur. La reine Christine elle-même, quoiqu’elle eût détesté le meurtre de Charles I. entra dans l’alliance d’un tyran qu’elle estimoit.

Le ministre espagnol lui offrit de l’aider à prendre Calais ; Mazarin lui proposa d’assiéger Dunkerque, & de lui remettre cette ville. Le protecteur ayant à choisir entre les clés de la France & celles de la Flandre, se détermina pour la France, mais sans faire de traité particulier, & sans partager des conquêtes par avance.

Il vouloit illustrer son usurpation par de plus grandes entreprises. Son dessein étoit d’enlever l’Amérique aux Espagnols ; mais ils furent avertis à tems. Les amiraux de Cromwel leur prirent du-moins la Jamaïque, province que les Anglois possedent encore, & qui assure leur commerce dans le nouveau monde. Ce ne fut qu’après son expédition de la Jamaïque que Cromwel signa son traité avec le roi de France, mais sans faire encore mention de Dunkerque. Le protecteur traita d’égal à égal ; il força le roi à lui donner le titre de frere dans ses lettres. Son sécretaire signa avant le plénipotentiaire de France dans la minute du traité qui resta en Angleterre ; mais il traita véritablement en supérieur en obligeant le roi de France de faire sortir de ses états Charles II. & le duc d’Yorck, petit-fils de Henri IV. à qui la France devoit un asyle.

Quelque tems après le siege de Dunkerque, le protecteur mourut avec courage à l’âge de 55 ans, au milieu des projets qu’il faisoit pour l’affermissement de sa puissance, & pour la gloire de sa nation. Il avoit humilié la Hollande, imposé les conditions d’un traité au Portugal, vaincu l’Espagne, & forcé la France à briguer son alliance. Il fut enterré en monarque légitime, & laissa la réputation du plus habile des fourbes, du plus intrépide des capitaines, d’un usurpateur sanguinaire, & d’un souverain qui avoit su regner. Il est à remarquer qu’on porta le deuil de Cromwel à la cour de France, & que mademoiselle fut la seule qui ne rendit point cet honneur à la mémoire du meurtrier du roi son parent.

Richard Cromwel succéda paisiblement & sans contradiction au protectorat de son pere, comme un prince de Galles auroit succédé à un roi d’Angleterre. Richard fit voir que du caractere d’un seul homme dépend souvent la destinée d’un état. Il avoit un génie bien contraire à celui d’Olivier Cromwel, toute la douceur des vertus civiles, & rien de cette intrépidité féroce qui sacrifie tout à ses intérêts.

Il eût conservé l’héritage acquis par les travaux de

son pere, s’il eût voulu faire tuer trois ou quatre principaux officiers de l’armée, qui s’opposoient à son élévation. Il aima mieux se démettre du gouvernement que de regner par des assassinats ; il vécut particulier & même ignoré jusqu’à l’âge de quatre-vingt-dix ans dans le pays dont il avoit été quelques jours le souverain.

Après sa démission du protectorat, il voyagea en France : on sait qu’à Montpellier, le prince de Conti, frere du grand Condé, en lui parlant sans le connoître, lui dit un jour : « Olivier Cromwel étoit un grand homme ; mais son fils Richard est un misérable de n’avoir pas su jouir du fruit des crimes de son pere ». Cependant ce Richard vécut heureux, & son pere n’avoit jamais connu le bonheur. Essai sur l’histoire univers. tom. V. p. 72-81. (D. J.)

PROTECTION, (Droit naturel & politique.) les hommes ne se sont soumis à des souverains que pour être plus heureux ; ils ont senti que tant que chaque individu demeureroit isolé, il seroit exposé à devenir la proie d’un homme plus fort que lui, que ses possessions seroient sujettes à la violence & à l’usurpation. La vue de ces inconvéniens détermina les hommes à former des sociétés, afin que toutes les forces & les volontés des particuliers fussent réunies par des liens communs. Ces sociétés se sont choisi des chefs qui devinrent les dépositaires des forces de tous, & on leur donna le droit de les employer pour l’avantage & la protection de tous & de chacun en particulier. On yoit donc que les souverains ne peuvent se dispenser de protéger leurs sujets, c’est une des principales conditions sous laquelle ils se sont soumis à eux. Ceux qui ont écrit sur le droit public ont regardé la protection que les princes doivent à leurs sujets comme un devoir si essentiel, qu’ils n’ont point fait difficulté de dire que le défaut de protection rompoit le lien qui unit les sujets à leurs maîtres, & que les premiers rentroient alors dans le droit de se retirer de la société dont ils avoient été jusqu’alors les membres.

Les habitans de la Grande-Bretagne soumis depuis plusieurs siecles aux Romains, ont pu légitimement se choisir de nouveaux maîtres, dès lors qu’ils virent que leurs anciens souverains n’avoient ni le pouvoir, ni la volonté de les protéger contre leurs ennemis.

Ce n’est point seulement contre les ennemis du dehors que les souverains sont tenus de protéger leurs sujets, ils doivent encore reprimer les entreprises de leurs ministres & des hommes puissans qui peuvent les opprimer.

Quelquefois des états libres, sans renoncer à leur indépendance, se mettent sous la protection d’un état plus puissant ; cette démarche est très-délicate, & l’expérience prouve que souvent elle est dangereuse pour les protégés, qui peu-à-peu perdent la liberté qu’ils cherchoient à s’assurer.

PROTÉE, s. m. (Mythol.) la fable nous donne Protée pour un dieu de la mer, fils de Neptune & de l’Océan. Ceux qui ont lu l’Odyssée & les Géorgiques, doivent savoir par cœur tout ce qui le regarde. Il avoit le don de connoître les choses cachées, & de prédire l’avenir. Virgile nous l’apprend :

Est in carphato Neptuni gurgite vates
Coeruleus Proteus.

Ce don de connoître les choses cachées étoit la récompense du soin qu’il prenoit de faire paître sous les eaux les monstres qui composoient le troupeau du dieu des mers ; mais il n’annonçoit pas ces prophéties, comme tant d’autres, de gaieté de cœur : quand on vouloit tirer de lui des lumieres sur l’avenir, il se transformoit en toutes sortes de figures ; & ce n’étoit qu’à force de violences qu’on venoit à bout de le faire parler. Virgile nous assure encore cette particularité.