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peut aller. Il n’y a pour lui aucun axiome de Philosophie qui soit infaillible. Il oppose la Philosophie à la Théologie, la révélation à la raison, la création à l’axiome ex nihilo nihil fit ; l’Eucharistie à l’axiome il est impossible qu’un même corps soit en plusieurs lieux à la fois ; la Trinité à l’axiome que un & un sont deux, & deux & un font trois. Selon lui les apôtres qui ont vécu avec Jesus-Christ, qui l’ont vû, qui l’ont entendu, qui l’ont touché, avec qui ils ont mangé, ne sont sûrs de ces faits que par la foi, & non par le témoignage de leurs sens qui a pû les tromper. Il rapporte tout à l’infaillibilité de l’Eglise : le bon homme ne s’apperçoit pas que cette proposition, l’Eglise est infaillible, ne peut jamais acquérir l’évidence qu’il refuse à celle-ci ; il est impossible qu’une chose soit & ne soit pas en même tems ; le tout est plus grand que sa partie, & autres qu’il combat de bonne foi.

Le pyrrhonien, François la Mote le Vayer, naquit à Paris en 1586 ; c’est le Plutarque françois. Il avoit beaucoup lu & beaucoup réfléchi. Il est sceptique dans son Horatius Tuberon, cynique dans son Hexameron rustique. Libre dans ses écrits & sévere dans ses mœurs, c’est un des exemples à objecter à ceux qui se hâtent de juger des actions des hommes par leurs discours.

Pierre-Daniel Huet marcha sur les traces de la Mote le Vayer, & se montra parmi nous un très hardi contempteur de la raison.

Huet naquit à Caën en 1630, ce fut un des hommes les plus savans que nous ayons eu ; les Lettres, la Philosophie, les Mathématiques, l’Astronomie, la Poésie, les langues hébraïque, grecque & latine, l’érudition, toutes les connoissances lui furent presque également familieres. Il eut les liaisons les plus étroites avec la plûpart des grands hommes de son siecle, Petau, Labbe, Cossart, Bochard, Vavassor, & Rapin. Il inclina de bonne heure au scepticisme, prenant la force de son esprit qu’il trouvoit souvent au-dessous des difficultés des questions, pour la mesure de l’étendue de l’esprit humain ; ce en quoi il y avoit bien peu d’hommes à qui il faisoit injustice, il en concluoit au dedans de lui-même, que nous ne sommes pas destinés à connoître la vérité. De jour en jour ce préjugé secret se fortifioit en lui, & il ne connut peut-être qu’il étoit sceptique, qu’au moment où il écrivit son ouvrage de la foiblesse de l’entendement humain. On arrive au Pyrrhonisme par deux voies tout-à fait opposées, ou parce qu’on ne sait pas assez, ou parce qu’on sait trop. Huet suivit la derniere, & ce n’est pas la plus commune.

Mais parmi les sectateurs du Pyrrhonisme, nous avons oublié Michel de Montagne, l’auteur de ces essais qui seront lus tant qu’il y aura des hommes qui aimeront la vérité, la force, la simplicité. L’ouvrage de Montagne est la pierre de touche d’un bon esprit. Prononcez de celui à qui cette lecture déplaît, qu’il a quelque vice de cœur ou d’entendement ; il n’y a presqu’aucune question que cet auteur n’ait agitée pour & contre, & toujours avec le même air de persuasion. Les contradictions de son ouvrage, sont l’image fidelle des contradictions de l’entendement humain. Il suit sans art l’enchaînement de ses idées ; il lui importe fort peu d’où il parte, comment il aille, ni où il aboutisse. La chose qu’il dit, c’est celle qui l’affecte dans le moment. Il n’est ni plus lié, ni plus décousu en écrivant, qu’en pensant ou en rêvant. Or il est impossible que l’homme qui pense ou qui rêve, soit tout-à-fait décousu. Il faudroit qu’un effet pût cesser sans cause, & qu’un autre effet pût commencer subitement & de lui-même. Il y a une liaison nécessaire entre les deux pensées les plus disparates ; cette liaison est, ou dans la sensation, ou dans les mots, ou dans la mémoire, ou au dedans,

ou au dehors de l’homme. C’est une regle à laquelle les fous mêmes sont assujettis dans leur plus grand désordre de raison. Si nous avions l’histoire complette de tout ce qui se passe en eux, nous verrions que tout y tient, ainsi que dans l’homme le plus sage & le plus sensé. Quoique rien ne soit si varié que la suite des objets qui se présentent à notre Philosophe, & qu’ils semblent amenés par le hasard, cependant ils se touchent tous d’une ou d’autre maniere ; & quoiqu’il y ait bien loin de la matiere des coches publics, à la harangue que les Mexiquains firent aux Européens, quand ils mirent le pié pour la premiere fois dans le nouveau monde, cependant on arrive de Bordeaux à Cusco sans interruption ; mais à la vérité, par de bien longs détours. Chemin faisant, il se montre sous toutes sortes de faces, tantôt bon, tantôt dépravé, tantôt compatissant, tantôt vain, tantôt incrédule, tantôt supersticieux. Après avoir écrit avec force contre la vérité des miracles, il fera l’apologie des augures ; mais quelque chose qu’il dise, il intéresse & il instruit. Mais le Scepticisme n’eut ni chez les anciens, ni chez les modernes, aucun athlete plus redoutable que Bayle.

Bayle naquit dans l’année 1647. La nature lui donna l’imagination, la force, la subtilité, la mémoire, & l’éducation, tout ce qui peut contribuer à faire sortir les qualités naturelles. Il apprit les langues grecque & latine ; il se livra de bonne heure & presque sans relâche à toutes sortes de lectures & d’études. Plutarque & Montagne furent ses auteurs favoris. Ce fut-là qu’il prit ce germe de Pyrrhonisme, qui se développa dans la suite en lui d’une maniere si surprenante. Il s’occupa de la dialectique avant vingt ans. Il étoit bien jeune encore, lorsqu’il fit connoissance avec un ecclésiastique, qui profitant des incertitudes dans lesquelles il flottoit, lui prêcha la nécessité de s’en rapporter à quelque autorité qui nous décidât, & le détermina à abjurer publiquement la religion qu’il avoit reçue de ses parens. A peine eut-il fait ce pas, que l’esprit de proselitisme s’empara de lui. Bayle qui s’est tant déchaîné contre les convertisseurs, le devint ; & il ne tint pas à lui qu’il n’inspirât à ses freres, à ses parens & à ses amis, les sentimens qu’il avoit adoptés. Mais son frere, qui n’étoit pas un homme sans mérite, & qui exerçoit les fonctions de ministre parmi les réformés, le ramena au culte de sa famille. Le Catholicisme n’eut point à s’affliger, ni le Protestantisme à se glorifier de ce retour. Bayle ne tarda pas à connoître la vanité de la plûpart des systemes religieux, & à les attaquer tous, sous prétexte de défendre celui qu’il avoit embrassé. Le séjour de la France l’eût exposé aux persécutions, il se retira à Genève. Ce fut-là, que passant d’une premiere abjuration à une seconde, il quitta l’Aristotélisme pour le Cartésianisme, mais avec aussi peu d’attachement à l’une de ces doctrines, qu’à l’autre ; car on le vit dans la suite, opposer les sentimens des Philosophes les uns aux autres, & s’en jouer également. Nous ne pouvons nous empêcher de regretter ici le tems qu’il perdit à deux éducations dont il se chargea successivement. Celui qu’il passa à professer la Philosophie à Sedan, ne fut guere mieux employé. Ce fut dans ces circonstances que Poiret publia son ouvrage sur Dieu, sur l’ame & sur le mal. Bayle proposa ses difficultés à l’auteur ; celui-ci répondit, & cette controverse empoisonna la vie de l’un & de l’autre. Bayle traduisit Poiret comme un fou, & Poiret, Bayle comme un athée ; mais on est fou & non athée impunément. Poiret aimoit la Bourignon ; Bayle disoit que la Bourignon étoit une mauvaise cervelle de femme troublée ; & Poiret, que Bayle étoit un fauteur secret du Spinosisme. Poiret soupçonnoit Bayle d’avoir excité la sévérité des magistrats contre la Bourignon, & il se vengeoit par une accusation qui