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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 13.djvu/613

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compromettoit à leurs yeux son adversaire d’une maniere beaucoup plus dangereuse. La Bourignon eût peut-être été enfermée, mais Bayle eût été brûlé. Le principe de Descartes qui constitue l’essence du corps dans l’étendue, l’engagea dans une autre dispute. En 1681, parut cette comete fameuse par sa grandeur, & plus peut-être encore par les pensées de Bayle, ouvrage où à l’occasion de ce phénomene, & des terreurs populaires dont il étoit accompagné, notre philosophe agite les questions les plus importantes, sur les miracles, sur la nature de Dieu, sur la superstition. Il s’occupa ensuite à l’examen de l’histoire du Calvinisme, que Mainbourg avoit publiée. Mainbourg même louoit son ouvrage. Le grand Condé ne dédaigna pas de le lire ; tout le monde le dévoroit & le gouvernement le faisoit brûler. Il commença en 1684 sa république de Lettres. Engagé par ce genre de travail à lire toutes sortes d’ouvrages, à approfondir les matieres les plus disparates, à discuter des questions de Mathématiques, de Philosophie, de Physique, de Théologie, de Jurisprudence, d’histoire ; quel champ pour un pyrrhonien ! Le théosophe Malbranche parut alors sur la scene. Entre un grand nombre d’opinions qui lui étoient particulieres, il avoit avancé que toute volupté étoit bonne. Arnaud crut voir dans cette maxime le renversement de la morale, & l’attaqua. Bayle intervint dans cette querelle, expliqua les termes, & disculpa Malbranche de l’accusation d’Arnaud. Il lui étoit déja échappé dans quelques autres écrits, des principes favorables à la tolérance : il s’expliqua nettement sur ce sujet important, dans son commentaire philosophique. Cet ouvrage parut par parties. Il plut d’abord également à tous les partis ; il mécontenta ensuite les Catholiques, & continua de plaire aux Réformés ; puis il mécontenta également les uns & les autres, & ne conserva d’approbateurs constans, que les Philosophes : cet ouvrage est un chef d’œuvre d’éloquence. Nous ne pouvons cependant dissimuler qu’il avoit été précédé d’une brochure, intitulée, Junii Bruti, poloni, vindiciæ pro libertate religionis, qui contient en abregé tout ce que Bayle a dit. Si Bayle n’est pas l’auteur de ce discours anonyme, sa gloire se réduit à en avoir fait un commentaire excellent. Il y avoit long-tems que le ministre Jurieu étoit jaloux de la réputation de Bayle. Il croyoit avoir des raisons particulieres de s’en plaindre. Il regardoit ses principes sur la tolérance, comme propres à inspirer l’indifférence en fait de religion. Il étoit dévoré d’une haine secrette, lorsque l’avis important aux réfugiés sur leur retour prochain en France, ouvrage écrit avec finesse, où l’on excusoit les vexations que la cour de France avoit ordonnées contre les Protestans, & où la conduite de ces transfuges n’étoit pas montrée sous un coup d’œil bien favorable, excita dans toutes les églises réformées le plus grand scandale. On chercha à en découvrir l’auteur. On l’attribue aujourd’hui à Pelisson. Jurieu persuada à tout le monde qu’il étoit de Bayle, & cette imputation pensa le perdre. Bayle avoit formé depuis long-tems le plan de son dictionnaire historique & critique. Les disputes dans lesquelles il avoit misérablement vêcu, commençant à s’appaiser, il s’en occupa nuit & jour, & il en publia le premier volume en 1697. On connoissoit son esprit, ses talens, sa dialectique, on connut alors l’immensité de son érudition, & son penchant décidé au Pyrrhonisme. En effet, quelles sont les questions de Politique, de Littérature, de Critique, de Philosophie ancienne & moderne, de Théologie, d’Histoire, de Logique & de Morale, qui n’y soient examinées pour & contre ? C’est-là qu’on le voit semblable au Jupiter d’Homere qui assemble les nuages ; au milieu de ces nuages on erre étonné & désespéré. Tout ce que Sextus Empiricus & Huet disent contre

la raison, l’un dans ses hypothiposes, l’autre dans son traité de la foiblesse de l’entendement humain, ne vaut pas un article choisi du dictionnaire de Bayle. On y apprend bien mieux à ignorer ce que l’on croit savoir. Les ouvrages dont nous venons de rendre compte, ne sont pas les seuls que cet homme surprenant ait écrit ; & cependant il n’a vêcu que cinquante-neuf ans : il mourut en Janvier 1706.

Bayle eut peu d’égaux dans l’art de raisonner, peut être point de supérieur. Personne ne sut saisir plus subtilement le foible d’un système, personne n’en sut faire valoir plus fortement les avantages ; redoutable quand il prouve, plus redoutable encore quand il objecte : doué d’une imagination gaie & feconde, en même tems qu’il prouve, il amuse, il peint, il séduit. Quoiqu’il entasse doute sur doute, il marche toujours avec ordre : c’est un polipe vivant qui se divise en autant de polipes qui vivent tous ; il les engendre les uns des autres. Quelle que soit la these qu’il ait à prouver, tout vient à son secours, l’histoire, l’érudition, la philosophie. S’il a la vérité pour lui, on ne lui résiste pas ; s’il parle en faveur du mensonge, il prend sous sa plume toutes les couleurs de la vérité : impartial ou non, il le paroît toujours ; on ne voit jamais l’auteur, mais la chose.

Quoi qu’on dise de l’homme de lettres, on n’a rien à reprocher à l’homme. Il eut l’esprit droit & le cœur honnête ; il fut officieux, sobre, laborieux, sans ambition, sans orgueil, ami du vrai, juste, même envers ses ennemis, tolérant, peu dévot, peu crédule, on ne peut moins dogmatique, gai, plaisant, conséquemment peu scrupuleux dans ses récits, menteur comme tous les gens d’esprit, qui ne balancent guere à supprimer ou à ajouter une circonstance légere à un fait, lorsqu’il en devient plus comique ou plus intéressant, souvent ordurier. On dit que Jurieu ne commença à être si mal avec lui, qu’après s’être apperçu qu’il étoit trop bien avec sa femme : mais c’est une fable qu’on peut sans injustice croire ou ne pas croire de Bayle qui s’est complu à en accréditer un grand nombre de pareilles. Je ne pense pas qu’il ait jamais attaché grand prix à la continence, à la pudeur, à la fidélité conjugale, & à d’autres vertus de cette classe ; sans quoi il eût été plus réservé dans ses jugemens. On a dit de ses ecrits, quamdiu vigebunt, lis erit ; & nous finirons son histoire par ce trait.

Il suit de ce qui précede que les premiers sceptiques ne s’éleverent contre la raison que pour mortifier l’orgueil des dogmatiques ; qu’entre les sceptiques modernes, les uns ont cherché à décrier la philosophie, pour donner de l’autorité à la révélation ; les autres, pour l’attaquer plus sûrement, en ruinant la solidité de la base sur laquelle il faut l’établir, & qu’entre les sceptiques anciens & modernes, il y en a quelques-uns qui ont douté de bonne foi, parce qu’ils n’appercevoient dans la plûpart des questions que des motifs d’incertitude.

Pour nous, nous conclurons que tout étant lié dans la nature, il n’y a rien, à proprement parler, dont l’homme ait une connoissance parfaite, absolue, complette, pas même des axiomes les plus évidens, parce qu’il faudroit qu’il eût la connoissance de tout.

Tout étant lié, s’il ne connoit pas tout, il faudra nécessairement que de discussions en discussions, il arrive à quelque chose d’inconnu : donc en remontant de ce point inconnu, on sera fondé à conclure contre lui ou l’ignorance, ou l’obscurité, ou l’incertitude du point qui précede, & de celui qui précede celui-ci, & ainsi jusqu’au principe le plus évident.

Il y a donc une sorte de sobriété dans l’usage de la raison, à laquelle il faut s’assujettir, ou se résoudre