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anciens étoient donc plus favorables à la propagation que les nôtres ?

Le Mahométisme & le Christianisme qui ont remplacé les religions payennes, y sont certainement contraires ; c’est actuellement une vérité démontrée par l’expérience de plusieurs siecles, & qui n’est plus contestée que par ceux dont la superstition a pour jamais obscurci les lumieres de la raison.

La premiere de ces religions autorise la polygamie que les autres défendoient ; mais elle ordonne en même tems de satisfaire toutes les femmes que l’on prendra ; c’est permettre & défendre tout-à-la-fois. La premiere partie du précepte est observée, il est impossible que la seconde le soit. Un nombre prodigieux de femmes est renfermé dans les serrails, & avec elles autant d’eunuques pour les garder & les servir ; il n’y a aucun lieu au monde où il naisse moins d’enfans avec autant d’êtres destinés à en produire. On nous dit pourtant qu’un sultan a eu jusqu’à deux cens enfans. Si le fait est vrai, & que tous eussent fait de même, il seroit resté fort peu de femmes oisives ; mais pour un sultan qui en cultive deux cens, deux cens sultans n’en cultivent que chacun une. Il faudroit bien méconnoître l’étendue de nos affections, pour ne pas savoir que le goût est limité. On a deux cens femmes parce qu’il est de la magnificence d’en avoir ce nombre ; mais on finit par ne coucher qu’avec une seule.

Le Christianisme n’a pas proprement pour objet de peupler la terre ; son vrai but est de peupler le ciel ; ses dogmes sont divins, & il faut convenir que cette religion sainte y réussiroit si sa croyance étoit universelle, & si l’impulsion de la nature n’étoit malheureusement plus forte que toutes les opinions dogmatiques.

Ce culte proscrit le divorce que permettoient les anciens, & en cela il devient un obstacle aux fins du mariage ; ajoutez que la pureté de sa morale réduit l’acte de la génération à l’insipidité du besoin physique, & condamne rigoureusement les attraits du sentiment qui peuvent y inviter, & vous conclurez que des êtres enchaînés dans de semblables fers, ne se porteront guere à en procréer d’autres ; d’ailleurs si l’un des deux n’est pas propre à la génération, la vertu prolifique de l’autre reste nulle & en pure perte pour la société.

Abstraction faite toujours des choses religieuses & respectables, ne pouvons-nous pas dire avec un anglois célebre, que toute méprise sur la valeur des choses qui tend à détruire quelqu’affection raisonnable, ou à en produire d’injuste, rend vicieux, & que nul motif ne peut excuser cette dépravation. Que nul ne sauroit faire respecter non plus tout dogme qui conduiroit à des infractions grossieres de la loi naturelle.

Celui de l’immortalité de l’ame, bien antérieur au Christianisme, qui l’a sanctifié, pouvoit être utile à l’humanité. Il est pourtant d’expérience qu’il lui a toujours été funeste. L’ouvrage de Platon sur cette doctrine fit un si prodigieux effet sur l’esprit chaud & bouillant des Africains, qu’on fut obligé d’en défendre la lecture pour arrêter la fureur qu’ils avoient de se tuer. Cela prouve que dans le sens où ce dogme a été reçu parmi les hommes, son seul effet est de flatter leur orgueil, il les rend ingrats envers la nature ; ils croient ne tenir d’elle que des choses méprisables qu’ils ne doivent chercher ni à conserver, ni à transmettre. Quel intérêt des êtres pénétrés de ces idées pourroient-ils prendre au maintien & à la propagation d’une société dans laquelle ils ne se considerent que comme des passagers, qui ne regardent ce monde que comme un vaste caravanserai dont ils ont grande hâte de sortir ? Pour eux la Providence fera tout, ils ne se mêleront de rien.

La doctrine de Foë, dit un philosophe chinois, dont le pere Duhalde rapporte le passage, « établit que notre corps est notre domicile, & l’ame l’hôtesse immortelle qui y loge ; mais si le corps de nos parens n’est qu’un logement, il est naturel de le regarder avec le même mépris qu’on a pour un amas de terre. N’est-ce pas vouloir arracher du cœur la vertu de l’amour des parens ? Cela porte même à négliger le soin du corps & à lui refuser la compassion & l’affection si nécessaires pour sa conservation. Aussi les disciples de Foë se tuent à milliers ». Et aussi chez tous les autres peuples, les hommes trop affectés de la même idée, se détruisent-ils peu-à-peu.

Enfin c’est parce que les Indiens croyoient que l’on vivoit après la mort, que leurs esclaves, leurs sujets, & tous ceux qui leur étoient le plus attachés, se dévouoient à leurs trépas pour aller les servir dans l’autre monde. Cette coutume existe encore de nos jours chez plusieurs nations.

Ne nous lassons point de citer ce qu’on trouve pour le bien de l’humanité dans les ouvrages approuvés des honnêtes gens : « Dans toute l’hypothese de religion où l’espoir & la crainte sont admis comme motifs principaux & premiers de nos actions, l’intérêt particulier, qui naturellement n’est en nous que trop vif, n’a rien qui le tempere, & doit par conséquent se fortifier chaque jour par l’exercice des passions. Dans les matieres de cette importance il y a donc à craindre que cette affection servile ne triomphe à la longue, & n’exerce son empire dans toutes les conjonctures de la vie ; qu’une affection habituelle à un intérêt particulier ne diminue d’autant plus l’amour du bien général, que cet intérêt sera grand ; enfin que le cœur & l’esprit ne viennent à se rétrécir ; défaut, à ce qu’on dit en morale, remarquable dans les zèlés de toutes religions ».

Les hommes en effet ne se conduisent jamais que par l’opinion. On n’empêcha les filles de Millet de se tuer, qu’en les menaçant de les exposer nues en public après leur mort. Si donc l’opinion reçue donne aux hommes l’espoir d’un grand bien particulier, ils ne prendront aucun intérêt au bien général ; ceux que leur offrent les religions modernes dans un état futur, les dégoûtent de ce monde-ci ; sans cesse en opposition avec la nature, elles exigent toujours le sacrifice de celle-ci pour mériter les récompenses qu’elles promettent. Il est impossible de vivre sans transgresser l’une ou l’autre de ces lois, souvent toutes les deux à-la-fois, & sans risquer continuellement son bonheur éternel. Ce qu’il y a donc de mieux à desirer, est de mourir promptement. Le pere le plus religieux & le meilleur sera celui qui fera le moins pour multiplier sa famille, & pour assurer la vie & la subsistance de ses enfans. A quoi ne les exposeroit-il pas en cherchant à conserver leurs jours ? Ces idées peuvent conduire les hommes à de si terribles conséquences, que les hérésiarques d’une certaine secte prenoient leurs enfans par un pié, & leur brisoient la tête contre une pierre pour les garantir de la damnation, & pour assurer leur félicité éternelle ; & l’Eglise concourut avec la loi civile pour arrêter cette fureur.

Les grands législateurs ont su faire un meilleur usage de la facilité qu’ont les hommes à se persuader tout ce qui leur est le plus incompréhensible. Un prince, que l’Europe admire, que l’étendue de son génie & de ses connoissances, que son amour pour la vérité & pour les sciences qu’il cultive avec succès, rendront plus admirable encore aux siecles à venir que ses victoires ; un roi philosophe enfin, a trouvé le moyen de rendre utile à ses états la doctrine des recompenses & des peines futures. Il ne punit de mort la désertion parmi ses troupes que quand elle est ré-