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il faut convenir qu’ils sont conséquens à leurs systèmes, car s’ils pouvoient se mêler, ils auroient à côté d’eux des exemples de vices & de vertus, communs à toutes les sectes, qui les conduiroient infailliblement à réduire à sa juste valeur la petite importance que méritent les opinions qui les divisent. Cependant la nature qui n’a gravé qu’un culte au fond des cœurs, feroit naître près l’un de l’autre deux êtres qui sentiroient bientôt mutuellement qu’il est une impulsion plus forte que tous les intérêts religieux qui les séparent. Une passion innocente & pure, mais violente, les entraîneroit, & ils méconnoîtroient bientôt l’absurdité de ces différences. Si le zele dogmatique de leurs parens s’opposoit à leur union, il les détesteroient ; & malheureux pour jamais, ils maudiroient les opinions dont ils seroient les victimes : mais non, le penchant de la nature l’emporteroit, & il faudroit les marier. Alors leurs enfans élevés entr’eux ne seroient proprement d’aucune secte, mais ils seroient honnêtes ; leur affection pour les hommes ne seroit point retrécie dans le petit cercle de ceux d’un même culte ; ils aimeroient tous leurs freres en général. La morale particuliere de ces cultes pourroit bien y perdre quelque chose, mais la morale universelle & la population y gagneroient beaucoup, & elles sont d’une bien autre importance. Loin de les condamner, le magistrat devroit donc favoriser ces unions ; mais nos lois tiennent encore trop de leur origine pour se proposer ces avantages.

Entre toutes les formes de gouvernement possibles, dont le despotisme doit toujours être écarté, il seroit difficile d’assigner celle où rien absolument ne seroit contraire à la multiplication de l’espece : toutes ont leurs avantages & leurs inconvéniens. Un gouvernement dont les institutions seroient incorruptibles, qui assureroient pour toujours la durée de la société, son bonheur & celui des individus qui la composeroient, leur tranquillité & leur liberté, est encore à trouver : c’est un chef-d’œuvre auquel l’esprit humain n’osera jamais prétendre, & que sa propre inconstance rend impossible. Les lois de la Chine sont peut-être les seules où l’on puisse trouver tant de stabilité ; il faut qu’elles soient bien sages, puisqu’elles n’ont point varié, malgré toutes les sortes de dominations par lesquelles les Chinois ont passé : ils les ont données à toutes les nations qu’ils ont vaincues ; celles qui les ont subjugués les ont reçues & s’y sont soumises. Aussi quelque fertile que soit cette vaste contrée, elle suffit à peine quelquefois pour nourrir les deux tiers de ses habitans. Cet exemple est unique ; en général l’abus de toutes choses, le tems qui les use & les détruit, les révolutions trop fréquentes parmi les hommes, l’augmentation ou la perte de leurs connoissances, rendent toutes les lois politiques aussi variables qu’eux, & laisseront toujours dans cette importante matiere de grands problèmes à résoudre. Solon, à qui l’on demandoit si les lois qu’il avoit données aux Athéniens étoient les meilleures, répondit qu’il leur avoit donné les meilleures de toutes celles qui pouvoient leur convenir.

On remarque pourtant dans tous les tems & dans tous les climats, que l’espece humaine a fructifié davantage dans les gouvernemens populaires & tolérans, qui en général par leur constitution ne peuvent être trop étendus, & dans lesquels les citoyens jouissent d’une plus grande liberté religieuse & civile. La grande population ne s’est jamais trouvée dans les grands états ; & c’est en quoi les gouvernemens modernes sont moins propres à la produire que les anciens.

Dans les vastes empires d’aujourd’hui l’administration publique est obligée de passer par trop de canaux : c’est un arbre dont les branches sont trop étendues & trop multipliées, la seve se seche avant de

parvenir du corps aux extrémités. Il est impossible de veiller sur toutes les provinces & sur toutes les parties ; il faut s’en rapporter à une multitude d’agens intermédiaires, dont l’intêrêt personnel est toujours la premiere loi, & qui portent tous un esprit différent dans l’exécution d’une même chose. On ne peut voir que par leurs yeux, & agir que par leur ministere. Le maître ne connoît ses peuples, leur situation, leurs besoins, que comme on veut les lui faire connoître ; assez malheureux pour ignorer toujours la vérité. Souvent les peuples ne le connoissent à leur tour que par les vexations que l’on exerce sous son nom.

L’esprit de conquête, qui est ordinairement celui des grandes monarchies, les troupes nombreuses qu’il faut entretenir pour la défense & pour l’attaque ; la disproportion des rangs & plus encore celles des fortunes ; le faste du maître & des courtisans ; un commerce porté dans des contrées trop éloignées, & qui ne sera qu’artificiel ; un luxe désordonné, & la corruption des mœurs qui en est la suite : voilà autant d’obstacles à la population, auxquels il faut ajouter la consommation des grandes villes & sur-tout des capitales, qui absorbent chaque année une partie des hommes qui naissent dans les provinces.

La Grece, que tout le monde convient avoir été de tous les pays de l’antiquité le plus peuplé, étoit divisée en plusieurs petites républiques dont tous les citoyens étoient égaux & libres ; l’administration pouvoit veiller sur toutes les parties de l’état & y maintenir les lois dans leur intégrité, parce qu’aucune de ces parties n’étoit trop éloignée du centre. Tous concouroient à la prospérité publique, parce qu’elle étoit celle de tous, parce qu’il n’y en avoit point d’individuelle que l’on y préférât, & que chacun y avoit un même intérêt ; les actions utiles & les services rendus à la patrie y constituoient la vertu, le mérite & le savoir y distinguoient les hommes, & l’estime publique en étoit la récompense, sans qu’il fût besoin d’épuiser les trésors de la nation.

Les Romains ne sont si admirables en aucuns tems, ni si nombreux, que dans les beaux jours de la république, où ils se gouvernoient par les mêmes principes. Rome étoit alors une fourmilliere de héros & de grands hommes ; dès qu’elle voulut s’étendre, il fallut admettre des étrangers & des esclaves au droit des citoyens, pour réparer les pertes que faisoit journellement la race des premiers Romains. Rome par des conquêtes qui étonnent encore aujourd’ui l’univers, préparoit sa chûte ; sa puissance s’affoiblissoit à mesure qu’elle s’étendoit ; l’austérité des mœurs se perdoit par l’association des mœurs étrangeres ; les conquêtes produisirent les richesses ; les richesses devenues l’équivalent & la mesure de tout, remplacerent toute distinction honorable & flatteuse ; toute vertu, tout talent, tout mérite, furent bientôt l’unique ambition des ames ; l’esprit de patriotisme s’éteignit ; le luxe naquit, & le luxe perdit l’empire : il succomba enfin sous le poids de sa propre grandeur ; il avoit envahi toutes les nations, il ne lui fut plus possible de les gouverner. On connoît toutes les pertes que fit le genre humain dans cet ébranlement général que causa la chûte de ce grand corps. Ses propres sujets trop éloignés des lois & de l’autorité pour les reconnoître & pour les craindre, le mirent en pieces. Si Rome fut toujours peuplée tant qu’elle resta le siége de l’empire, ce fut aux dépens de toutes les provinces, dévastées d’ailleurs par la rapacité, l’avarice, l’ambition & la tyrannie de ces intendans que l’on appelloit proconsuls.

Dans tous les tems les mêmes causes ont produit les mêmes effets : il semble qu’il y ait pour la grandeur & la durée des empires, comme pour toutes