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les autres entreprises des hommes, un certain terme donné qu’il est impossible de passer.

Depuis Constantin jusqu’au dernier empereur de Constantinople, le monde fut ravagé par la fureur des conquérans, & par les opinions religieuses ; il n’est aucun tems peut-être où ces opinions aient tant coûté d’hommes à l’Europe & à l’Asie, que durant cette époque.

L’empire de Charlemagne dura moins que celui des Romains, & proportionnellement fut aussi destructeur pour l’espece humaine. On est touché de compassion, quand on voit tout ce que le fanatisme religieux & la gloire des conquérans lui ont fait souffrir. Des nations entieres égorgées plusieurs fois, traînant ensuite leurs déplorables restes jusqu’au fond du nord pour chercher un asyle contre les massacres du héros, qui offroit au ciel les victimes de son ambition.

L’énorme puissance de Charles-Quint eut encore des effets plus funestes à l’humanité : un auteur célebre dit, en parlant des prospérités de ce prince, qu’un nouveau monde se découvrit pour lui. Ce fut un malheur de plus pour le genre humain, puisqu’il fit de ce nouveau monde un désert. Tandis qu’il conquéroit tant de nations au loin, qu’on les exterminoit par des cruautés dont le recit saisit d’horreur, la sienne se dépeuploit, ses provinces se soulevoient, & le démembrement de son empire se préparoit. L’Espagne s’épuisa d’hommes ensuite, pour repeupler l’Amérique & les Indes qui ne le seront jamais, & qu’elle avoit dévastées.

Il n’est pas nécessaire de pousser plus loin nos remarques, pour prouver que l’esprit des grandes monarchies est contraire à la grande population. C’est dans les gouvernemens doux & bornés, où les droits de l’humanité seront respectés, que les hommes seront nombreux.

La liberté est un bien si précieux que, sans être accompagnée d’aucune autre, elle les attire & les multiplie. On connoît les efforts surnaturels de courage qu’elle a fait faire dans tous les tems pour sa conservation. C’est elle qui a tiré la Hollande du sein des eaux, qui a rendu ses marais un des cantons le plus peuplé de l’Europe, & qui retient la mer dans des bornes plus resserrées. C’est la liberté qui fait que la Suisse, qui sera la derniere des puissances subsistantes de l’Europe, fournit, sans s’épuiser, des hommes à toutes les puissances de l’Europe, malgré l’ingratitude de son sol, qui semble n’être capable d’aucune autre production.

Il n’est point de gouvernement où l’on ne pût en tirer les mêmes avantages. La tyrannie fait des esclaves & des déserts, la liberté fait des sujets & des provinces : moins elle sera gênée par les lois & par la volonté du souverain, moins ces lois seront transgressées, & plus le souverain sera sûr de la fidélité & de l’obéissance de ses peuples. C’est quand l’autorité exige des choses contraires au droit naturel, & aux conventions de la société que l’obéissance est pénible & qu’elle se refuse, alors on se croit obligé de punir la désobéissance, l’autorité prend la place de la loi, on soupçonne la fidélité des sujets qui suspectent à leur tour l’autorité. Tous les liens qui formoient la société se rompent, le pouvoir arbitraire s’établit, & l’amour du souverain & de la patrie s’éteint.

Les hommes ne naissent point où la servitude les attend, ils s’y détruisent. Voyez chez les despotes ; pour qu’ils se multiplient, il faut que leur liberté ne dépende que des lois, qu’ils n’ayent à craindre qu’elles ; & qu’en les observant, chaque citoyen ne puisse être privé de la sienne.

On peut offenser trop de monde, il est trop facile de devenir coupable ou d’en être soupçonné, quand il est si facile d’offenser les lois, le prince & la religion. La superstition, l’ignorance, les haines parti-

culieres, l’envie, la calomnie & l’intérêt sont autant

de dangers qui menacent sans cesse la liberté de l’homme de bien ; celui qui aura le plus de mérite y sera le plus exposé, comme le plus à craindre pour les petites ames. Blâme-t-on en elles quelques vices ou quelques ridicules, aussi-tôt les lois, le prince & la religion sont en danger ; ce sont ces trois puissances qu’on attaque dans leurs personnes, & elles sont intéressées à les venger. « Un homme avoit fait un libelle contre les ministres d’un roi d’Angleterre, on dit qu’il avoit mal parlé du gouvernement, il fut condamné au pilori. Le monarque le vit en passant, & demanda la cause de ce châtiment, on la lui apprit. Le grand sot, dit le roi, que ne le faisoit-il son libelle contre moi, on ne lui auroit rien fait ». Combien de fois l’autorité a servi de cette maniere les animosités personnelles ? & combien ces abus, qui ne laissent aux citoyens qu’une liberté précaire à la merci de quiconque veut l’attaquer, ne doivent-ils pas disperser les hommes ?

La justice & la douceur du gouvernement les rendront toujours nombreux. Le contraire peut les porter par l’humanité à des excès dont l’humanité même frémit. Les femmes de l’Amérique se faisoient avorter pour que leurs enfans n’eussent pas des maîtres aussi cruels que les Espagnols.

Les Saxons se firent massacrer plusieurs fois pour les droits naturels dont Charlemagne vouloit les priver. Louis le Débonnaire son fils leur rendit ces droits, & ce fut le plus bel acte de son regne : les Saxons lui furent toujours fideles.

Ceux qui ont dit que plus les sujets étoient pauvres, plus les familles étoient nombreuses ; que plus ils étoient chargés d’impôts, plus ils se mettoient en état de les payer, ont blasphémé contre le genre humain & contre la patrie ; ils se sont déclarés les plus cruels ennemis de l’un & de l’autre en insinuant des maximes qui ont toujours causé & qui causeront à jamais la destruction des hommes & la ruine des empires. Il falloit les réduire dans la cruelle indigence où ils vouloient que fussent leurs concitoyens, afin de leur apprendre qu’avec un mensonge ils avoient dit une atrocité qui méritoit peut-être une plus grande punition. A quel excès l’intérêt & l’ambition avilissent, puisque la bassesse & la flatterie à laquelle ils portent peuvent dégrader la nature humaine jusqu’au point de s’outrager elle-même ! O Henri ! c’est contre tes enfans que ces maximes homicides ont été prononcées ! ton oreille n’en eût point été souillée ! les meurtriers de tes sujets ne t’eussent point approché !

L’excès des tributs anéantit la liberté, éteint toute émulation & tous sentimens patriotiques, décourage les hommes & les empêche de se reproduire ; l’extrème pauvreté conduit au désespoir, le désespoir à l’accablement, l’accablement à la paresse & à l’indifférence de tout bien.

Comme la société a ses avantages auxquels doivent participer tous les membres qui la composent ; elle a ses charges aussi qu’il est juste qu’ils supportent. Chaque citoyen est obligé de lui fournir sa contribution de travail & sa part des impôts que la conservation commune exige ; celui qui se dispense de ces deux contributions est mauvais citoyen, c’est un membre inutile, une charge de plus pour la société qui, en bonne police, ne doit pas y être soufferte : mais les impôts doivent être dans le rapport exact des richesses du pays, & repartis dans la juste proportion des facultés particulieres de chaque citoyen. Quand les besoins de l’état excedent ces rapports, la levée devient difficile & le mal commence ; quand la disproportion devient énorme, la levée devient impossible, c’est le tems des calamités publi-