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s’est donnée. Toutes ont augmenté leurs troupes dans la proportion de celles que leurs voisins ont laissé sur pié. Les forces se sont mises de niveau, comme elles l’étoient auparavant : l’état qui étoit gardé avec cinquante mille hommes, ne l’est pas plus aujourd’hui avec deux cens mille, parce que les forces contre lesquelles il a voulu se garantir ont été portées au niveau des siennes. Les avantages de la plus grande sureté, qui ont été le prétexte de cette plus grande dépense, sont donc réduits à zéro ; il n’y a que la dépense & la dépopulation qui restent.

Rien n’indemnise la société de ces dépenses ; les troupes lorsque l’Europe est tranquille, sont tenues dans une inaction qui leur est funeste à elles-mêmes, lorsque la guerre revient. L’inhabitude du travail les énerve, la moindre fatigue qu’elles sont obligées de supporter ensuite les détruit.

Les armées romaines n’étoient point entretenues de cette maniere, & ne craignoient pas le même dépérissement. Elles n’avoient pas plutôt achevé de vaincre, qu’elles se livroient à de grands travaux utiles au bien public, & qui ont immortalisé cette nation autant que ses victoires l’ont illustrée. On connoît la magnificence de ces fameux chemins qu’elles ont construits pendant la paix. Aussi les fatigues que pouvoient supporter les soldats romains à la guerre, paroissent-elles de nos jours des prodiges presqu’incroyables. Il est étonnant qu’on ne cherche pas à tirer les mêmes avantages des nôtres, avec tant de moyens de les rendre utiles par des travaux qui dédommageroient au-moins de leur stérilité. La servitude la plus cruelle que les Laboureurs connoissent est celle des corvées, elles sont contre eux une source intarissable de vexations. Elles les détournent de la culture des terres, & souvent les bestiaux qu’ils sont obligés de fournir y périssent sans qu’ils en soient dédommagés. On les affranchiroit de cette sujétion, on amélioreroit le sort des soldats, on les rendroit plus robustes & plus en état de souffrir les fatigues auxquelles ils sont destinés, si l’on employoit tour-à-tour une partie des troupes chaque année à la construction des chemins, que les habitans de la campagne sont obligés de faire par des corvées qui leur causent un si grand préjudice. Il n’en est point qui, pour s’en dispenser, n’accordât une légere contribution dont on formeroit pour les soldats une augmentation de paye qui rendroit leur subsistance plus aisée, qui les maintiendroit dans l’exercice du travail, & qui soulageroit les peuples d’un fardeau sous lequel ils gémissent : on dit que ces travaux courberoient les troupes & les rendroient difformes, je ne sai si cela est vrai ; mais apparemment que les Romains pouvoient être sveltes & combattre avec bravoure, quoiqu’ils fussent contrefaits.

Des armées trop nombreuses occasionnent la dépopulation, les colonies la produisent aussi. Ces deux causes ont le même principe, l’esprit de conquêtes & d’agrandissement. Il n’est jamais si vrai que cet esprit ruine les conquérans comme ceux qui sont conquis, que dans ce qui concerne les colonies.

On a dit qu’il ne falloit songer à avoir des manufactures que quand on n’avoit plus de friches, & l’on a dit vrai ; il ne faut songer à avoir des colonies que quand on a trop de peuple & pas assez d’espace. Depuis l’établissement de celles que possedent les puissances de l’Europe, elles n’ont cessé de se dépeupler pour les rendre habitées, & il en est fort peu qui le soient ; si l’on en excepte la Pensylvanie qui eut le bonheur d’avoir un philosophe pour législateur, des colons qui ne prennent jamais les armes, & une administration qui reçoit sans aucune distinction de culte tout homme qui se soumet aux lois. On ne nombreroit pas la quantité des hommes qui sont passés dans ces

nouveaux établissemens, on compteroit sans peine ceux qui en sont venus. La différence des climats, celle des subsistances, les périls & les maladies du trajet, une infinité d’autres causes, font périr les hommes. Quels avantages a-t-on tiré pour la population de l’Amérique, du nombre prodigieux de negres que l’on y transporte continuellement de l’Afrique ? ils périssent tous ; il est triste d’avouer que c’est autant par les traitemens odieux qu’on leur fait souffrir, & les travaux inhumains auxquels on les emploie, que par le changement de température & de nourriture. Encore une fois, quels efforts les Espagnols n’ont-ils pas fait pour repeupler les Indes & l’Amérique qu’ils ont rendues des déserts. Ces contrées le sont encore, & l’Espagne elle-même l’est devenue : ses peuples vont tirer pour nous l’or du fond des mines ; & ils y meurent. Plus la masse de l’or sera considérable en Europe, plus l’Espagne sera déserte ; plus le Portugal sera pauvre, plus long-tems il restera province de l’Angleterre ; sans que personne en soit vraiment plus riche.

Par-tout où les hommes peuvent vivre, il est rare de n’y en point trouver. Quand un pays est inhabité sans que la violence & la force l’aient fait abandonner, c’est une marque à-peu-près certaine que le climat ou le terrein n’est pas favorable à l’espece humaine. Pourquoi l’exposer à y périr par des transplantations dont la ruine paroît sûre ? les hommes sont-ils si peu de chose que l’on doive les hasarder comme on hasarde de jeunes arbres dans un terrein ingrat dont la nature du sol est ignorée ? les Romains, suivant Tacite, n’envoyoient en Sardaigne que les criminels & les juifs dont ils se soucioient fort peu.

Si le pays dont on veut s’emparer est peuplé, il appartient à ceux qui l’occupent. Pourquoi les en dépouiller ? quel droit avoient les Espagnols d’exterminer les habitans d’une si grande partie de la terre ? quel est celui que nous avons d’aller chasser des nations de l’espace qu’elles occupent sur ce globe dont la jouissance leur est commune avec nous ? la possession dans laquelle elles sont n’est-elle pas le premier droit de propriété & le plus incontestable ? en connoissons-nous qui ait une autre origine ? nous le réclamerions si l’on venoit nous ravir nos possessions, & nous en dépouillons les autres sans scrupule.

Encore si nous n’avions envahi que l’espace ; mais nous avons fait épouser à ses habitans, aux sauvages même, nos haines ; nous leur avons porté quelques-uns de nos vices, & des liqueurs spiritueuses qui les détruisent jusque dans leur postérité. On oppose à ces vérités des maximes politiques, & l’on fait valoir sur-tout l’intérêt du commerce ; mais ces maximes sont-elles si sages & ce commerce si intéressant que l’on paroît le penser ? La Suisse, qui sera certainement, comme je l’ai déja dit, le gouvernement le plus durable de l’Europe, est aussi le plus peuplé & le moins négociant.

M. de Montesquieu dit que le grand Sha-abas voulant ôter aux Turcs le moyen d’entretenir leurs armées sur la frontiere, transporta presque tous les Arméniens hors de leur pays, qu’il en envoya plus de vingt mille familles dans la province de Guilan, qui périrent presque toutes en très-peu de tems. Voilà l’effet que produisent les colonies. Loin d’augmenter la puissance, elles l’affoiblissent en la partageant ; il faut diviser ses forces pour les conserver, & encore comment défendre des conquêtes d’un continent à l’autre ? si elles fructifient, il vient tôt ou tard un tems où elles secouent le joug, & se soustraient à la puissance qui les a fondées.

On ne voit point qu’aucunes des nations anciennes les plus peuplées eussent de semblables établissemens. Les Grecs, au rapport d’Hérodote, ne connoissoient rien au-delà des colonnes d’Hercule. Leurs