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grandeur est inconnu aux hommes ; & de connoître l’homme, qui par sa vanité, est inconnu à lui-même. Tout ce qui n’a que le monde pour fondement se dissipe & s’évanouit avec le monde ; le mérite l’avoit fait naître, le mérite le fit mourir.

Les maîtres de l’art ont donné quelques regles sur l’emploi des répétitions dans notre langue : 1°. on répete quelquefois agréablement le substantif tout seul ; par exemple, ces hommes qui ne savent que tuer des gens, sont d’étranges gens : 2°. l’adjectif se répete avec beaucoup de grace ; ceux qui sont nés grands seigneurs n’ont qu’un petit avantage au-dessus des autres, s’ils ne travaillent à devenir de grands hommes : 3°. souvent l’adjectif se répete avec le substantif ; la chaleur de ses mouvemens les plus passionnés n’est qu’une fausse chaleur : 4°. la répétition du verbe a de la grace ; le Maître a dit dans ses plaidoyers, il s’est efforcé de connoître Dieu, qui par sa grandeur est inconnu aux hommes ; & de connoitre l’homme, qui par sa vanité est inconnu à lui-même : 5°. notre langue a certains mots dont la répetition est presque toujours agréable ; telle est le verbe faire, je n’ai fait aujourd’hui que ce que j’ai fait depuis vingt ans : 6°. les prépositions doivent être nécessairement répétées, quand le second substantif est réellement distingué du premier, sans qu’il faille considérer s’ils sont synonymes ou approchans, differens ou contraires ; ainsi il faut dire, les Poëtes different les uns des autres par la variété des sujets qu’ils imitent, & par la maniere de l’imitation, & non pas, & la maniere de l’imitation.

C’en est assez sur la répétition en grammairien, il faut présentement la considérer dans l’art oratoire. Voyez donc l’article suivant. (D. J.)

Répétition, (Art orat.) le mot en porte la définition :

On égorge à la fois les enfans, les vieillards,
Et le frere & la sœur, & la fille & la mere.

La répétition de la conjonction & semble multiplier les meurtres, & peindre la fureur du soldat. Quelquefois le mot répété est au commencement de différentes phrases qui arrivent toutes à la file sous le même chef.

Ici je trouve le bonheur,
Ici je vis sans spectateur,
Dans le silence littéraire ;
Loin de tout importun jaseur,
Loin des froids discours du vulgaire,
Et des hauts tons de la grandeur.
Loin de ces troupes doucereuses,
Où d’insipides précieuses,
Et de petits fats ignorans,
Viennent conduits par la folie,
S’ennuyer en cérémonie,
Et s’endormir en compliment.
Loin de ces plates coteries,
Où l’on voit souvent réunies
L’ignorance en petit manteau,
La bigoterie en lunettes,
La minauderie en cornettes,
Et la réforme en grand chapeau.
Loin, &c.

Quelquefois c’est une exclamation répétée,

O rage, ô desespoir, ô fureur ennemie !

Quelquefois c’est la répétition des mêmes mots.

J’ai tué, j’ai tué, non un Spurius Metellus, non, &c.
Me me adsum qui feci, in me convertite ferrum.
Virgile.

« C’est moi, c’est moi, vous dis-je, qui ai lancé le trait, portez sur moi vos armes vengeresses ».

La Fontaine se sert avec une grace naïve de la répétition dans une de ses fables :

Et puis la papauté vaut-elle ce qu’on quitte ;
Le repos, le repos, trésor si précieux,
Qu’on en faisoit jadis le partage des dieux !

La répétition du mot est encore dans certaines occasions plus forte & plus pressante, quand elle est séparée par d’autres mots : « Catilina vous vivez néanmoins, & vous vivez, non pour changer de conduite, mais pour devenir plus audacieux ; & ailleurs, j’ai vû, quelle indignité ! j’ai vû de mes yeux, les biens du grand Pompée, &c ».

Quintilien cite plusieurs traits de la répétition des mêmes choses en différens termes : « C’est le trouble & l’égarement qui s’est emparé de son esprit ; c’est l’usage de ses crimes qui l’a aveuglé ; ce sont les furies ; oui les furies elles mêmes qui l’ont poussé dans le précipice ».

D’autres fois la répétition d’un même nom imprime de la force au discours : « Ah, Coridon ! Coridon » ! Mais la harangue de Cicéron contre Rullus, qui vouloit faire passer une loi préjudiciable à l’intérêt de la république, va nous donner un exemple de la répétition du nom de Rullus, également heureux & bien placé : « Quel est l’auteur de cette loi nouvelle (dit Cicéron) ? Rullus. Qui est celui qui prétend priver du droit de suffrage la plus grande partie du peuple ? Rullus. Qui est-ce qui a un secret tout prêt pour ne faire sortir de l’urne que les noms des tribus où il croit avoir le plus de crédit ? Rullus. Qui nommera les décemvirs selon ses vues & ses intérêts ? Rullus. Qui sera le premier de ces décemvirs ? faut-il le demander ? Rullus. Enfin qui sera le maître absolu des biens de l’état ? le seul Rullus. Voilà, Messieurs, comment on vous traite, vous qui êtes les maîtres & les rois des nations ! A peine une si honteuse prévarication seroit-elle soufferte sous l’empire d’un tyran, & dans une société d’esclaves ».

S’il y a des répétitions de mots pour donner de la force au discours, il y a des répétitions d’une même pensée sous des ornemens différens, qui tendent au même but. Une pensée importante qui passe comme un éclair, n’est guere qu’apperçue ; si on la répete sans art, elle n’a plus le mérite de la nouveauté. Que faire ? il faut la présenter plusieurs fois, & chaque fois avec des décorations différentes ; de maniere que l’ame, occupée par cette sorte de prestige, s’arrête avec plaisir sur le même objet, & en prenne toute l’impression que l’orateur se propose de lui donner. Qu’on observe la nature quand elle parle en nous, & que la passion seule la gouverne ; la même pensée revient presque sans cesse, souvent avec les mêmes termes ; l’art suit la même marche, mais en variant peu les dehors.

Hé quoi ! vous ne ferez nulle distinction
Entre l’hypocrisie & la dévotion ?
Vous les voulez traiter d’un semblable langage,
Et rendre même honneur au masque qu’au visage ?
Egaler l’artifice à la sincérité,
Confondre l’apparence avec la vérité,
Estimer le phantôme autant que la personne,
Et la fausse monnoie à l’égal de la bonne.

Il n’est point d’inattention qui tienne contre une pensée si obstinée à reparoître, il faut qu’elle entre dans l’esprit & qu’elle s’y établisse, malgré toute résistance. Il y a grande apparence, dit M. le Batteux, dont j’ai emprunté tant de choses ici, il y a grande apparence, que c’est là le copia rerum & sententiarum des Latins ; cette abondance vigoureuse qui fait le discours, plein de verve, roule à grands flots, & emporte tout avec elle.

Enfin les maîtres de l’art conviennent que les répétitions faites à propos, contribuent beaucoup à l’élégance du discours, & sur-tout à la dignité des