Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 14.djvu/215

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pérance d’avoir bientôt sa revanche ne s’évanouit pas pour cela. Cette perte doit au contraire piquer & aiguillonner le soldat, particulierement lorsqu’il n’a aucune faute à imputer au général.

En effet, quoiqu’une belle retraite soit capable d’illustrer un général, M. le chevalier de Folard prétend, que ce n’est pas la seule ressource qui reste à un grand capitaine après la perte d’une bataille. « Se retirer bravement & fierement, c’est quelque chose, dit ce célebre auteur ; c’est même beaucoup, mais ce n’est pas le plus qu’on puisse faire ; la bataille n’est pas moins perdue, si l’on ne va pas plus loin ; c’est ce que fera un général du premier ordre. Il ne se contentera pas de rallier les débris de son armée, & de se retirer en bon ordre en présence du victorieux ; il méditera sa revanche, retournera sur ses pas & conclura de son reste, avec d’autant plus d’espérance de réussir, que le coup sera moins attendu, & d’un tour nouveau ; car qui peut s’imaginer qu’une armée battue & terrassée soit capable de prendre une telle résolution.

S’il n’y avoit pas d’exemples, continue le savant commentateur de Polybe, de ce que je viens de dire, je ne trouverois pas étrange de rencontrer ici des oppositions ; mais ces exemples sont en foule non-seulement dans les anciens, mais encore chez nos modernes. Quand même je ne serois pas muni de ces autorités, ma proposition ne seroit pas moins fondée sur la raison, & sur ce que peut la honte d’une défaite sur le cœur des hommes véritablement courageux ».

On peut voir dans le commentaire sur Polybe 2. 1. page 106. & suivantes, des exemples sur ce sujet. M. de Folard observe très-bien que ces sortes de desseins ne sont pas du ressort de la routine ordinaire qui ne les conduit, ni ne les apprend, ni des généraux qui la prenne pour guide dans leurs actions. Il est aisé de s’appercevoir que les grandes parties de la guerre y entrent. Le détail, les précautions & les mesures qu’il faut prendre pour réussir sont infinies ; & ces soins, dit l’auteur que nous venons de citer, ne sont pas toujours à la portée des esprits & des courages communs. « Il faut toute l’expérience d’un grand capitaine, une présence d’esprit & une activité surprenante à penser & à agir ; un profond secret & gardé avec art. Cela ne suffit pas encore, si la marche n’est tellement concertée que l’ennemi n’en puisse avoir la moindre connoissance, quand il auroit pris toutes les mesures imaginables. Avec ces précautions ces desseins manquent rarement de réussir, mais il faut qu’un habile homme s’en mêle ».

Les retraites qui se font pour abandonner un pays où l’on se trouve trop inférieur pour résister à l’ennemi, ou que la disette, les maladies, ou quel-qu’autre accident obligent de quitter, demandent aussi bien des réflexions & des observations pour les exécuter séverement. On ne sauroit avoir une connoissance trop particuliere du pays, de la nature des chemins, des défilés, des rivieres & de tous les différens endroits par où l’on doit passer. On doit diriger la marche de maniere que l’ennemi n’ait pas le tems de tomber sur l’armée dans le passage des rivieres & des défilés. Quand on a tout combiné & tout examiné, on peut juger du succès de la retraite, parce qu’on est en état d’apprécier le tems dont on a besoin pour se mettre hors de danger.

La marche doit être vive & légere.

Les équipages doivent partir avant l’armée ; mais il faut faire ensorte que l’ennemi ignore pour quel sujet. Il y a plusieurs manieres de cacher le dessein qu’on a de se retirer. Voyez Marche & Passage de riviere.

La grosse artillerie doit partir immédiatement après les équipages. On garde seulement avec les troupes plusieurs brigades légeres, du canon pour s’en servir, comme dans les retraites qu’on fait après la perte d’une bataille.

Avant que de mettre l’armée en marche, il faut avoir bien prévu les accidens & les inconveniens qui peuvent arriver pour n’être surpris par aucun événement inattendu.

Quand les retraites se font avec art, qu’on a l’habileté d’en cacher le dessein à l’ennemi, elles se font avec sureté, même en sa présence. « C’est une opinion vulgaire, dit M. le maréchal de Puysegur, de croire que toute armée qui se retire étant campée trop proche d’une autre, soit toujours en risque d’être attaquée dans sa retraite avec désavantage pour elle. Il y a fort peu d’occasions où l’on se trouve en pareil danger ; quand on a étudié cette matiere, & qu’on s’y est formé en exerçant sur le terrein ».

En effet, la retraite de M. de Turenne de Marlen à Deltveiller, en 1674, se fit par plusieurs marches toujours à portée de l’ennemi, sans néanmoins en recevoir aucun dommage. « Ce général, dit M. le marquis de Feuquiere, étoit infiniment inférieur à M. l’électeur de Brandebourg, qui vouloit le forcer d’abandonner l’Alsace, ou à combattre avec désavantage. M. le maréchal de Turenne ne vouloit ni l’un, ni l’autre de ces deux partis.

» Sa grande capacité lui suggera le moyen de chicaner l’Alsace par des démonstrations hardies, qui ne le commettoient pourtant pas, parce qu’il se plaça toujours de maniere qu’ayant sa retraite assurée pour reprendre un nouveau poste, sans craindre d’être attaqué dans sa marche, il se tenoit avec tant de hardiesse à portée apparente de combattre ce jour-là, que M. de Brandebourg remettoit au lendemain à entrer en action lorsqu’il se trouvoit à portée de notre armée.

» C’étoit ce tems-là que M. de Turenne vouloit lui faire perdre, & dont il se servoit pour se retirer dès qu’il étoit nuit pour aller prendre un poste plus avantageux ». Mém. de Feuquiere, II. xj. page 332. Voyez sur ce même sujet les mémoires des deux dernieres campagnes de M. de Turenne.

Outre les retraites dont on vient de parler, il y en a d’une autre espece qui ne demandent ni moins de courage, ni moins d’habileté. Ce sont celles que peuvent faire des troupes en garnison dans une ville, ou renfermées dans un camp retranché, assiegées ou investies de tous côtés.

Une garnison peut s’évader ou se retirer secretement, dit M. de Beausobre dans son commentaire sur Enée le tacticien, par quelque galerie souterreine, par des marais, par une inondation qui a un guet secret, par la riviere même en la remontant ou descendant avec des bateaux, des radeaux, ou en la passant à gué. Elle le peut encore par une inondation enflée par des écluses qu’on ouvre pendant quelques heures pour le rendre guéable.

Pour réussir dans cette entreprise ; il ne faut pas que la ville soit exactement investie, & que les troupes aient beaucoup de chemin à faire pour se mettre en sureté. Comme il est important de rendre la marche légere pour la faire plus lestement, ou plus promptement, on doit, s’il y a trop de difficultés à se charger du bagage, l’abandonner, & tout sacrifier à la conservation & au salut des troupes.

    en perdant une bataille, n’abandonnent guere à l’ennemi, que le terrein sur lequel ils ont combattu. On en trouve un grand nombre d’exemples chez les Romains ; on pourroit en citer de plus modernes ; mais on se contentera de remarquer que le prince d’Orange, Guillaume III. roi d’Angleterre, se retira toujours en bon ordre après ses défaites, quoiqu’il eût en tête des généraux du premier ordre, tels que les Condé & les Luxembourg.