Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 14.djvu/274

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ils n’ont que faire de convoiter le bien d’autrui. Aurum & argentum perinde adspernantur, ac reliqui mortales adpetunt. Lacte & melle vescuntur…… Hæc continentia illis morum quoque justitiam indidit. Nihil alienum concupiscentibus. Quippe ibidem divitiarum cupido est, ubi & usus. Justin. hist. lib. II. cap. ij. num. 8 & sequent.

Zenon le stoïcien ne pensoit pas plus favorablement des richesses ; car ayant appris que le vaisseau sur lequel étoient tous ses biens, avoit fait naufrage, il ne témoigna aucun regret de cette perte, au contraire. « La fortune veut, dit-il aussi-tôt, que je puisse philosopher plus tranquillement ». Nunciato naufragio, Zeno noster, cùm omnia sua audiret submersa, lubet, inquit, me fortuna expeditiùs philosophari. Apud Senec. de tranquill. animi. cap. xvj.

« Je m’étonne, disoit Lucrece de Gonsague à Hortensio Laudo, qu’étant aussi savant que vous l’êtes, & connoissant aussi bien les vicissitudes & le train des choses humaines, vous vous attristiez aussi excessivement de votre pauvreté. Ne savez-vous pas que la vie des pauvres ressemble à ceux qui cotoyent le rivage avec un doux vent, sans perdre de vue la terre, & celle des riches à ceux qui navigent en pleine mer. Ceux-ci ne peuvent prendre terre, quelque envie qu’ils en ayent : ceux-là viennent à bord quand ils veulent ». Essendo voi persona dotta ; e tanto bene esperta ne i mondani casi ; mi maraviglio che di si strana maniera vi attristiate per la povertà ; quasi non sappiate la vita dei poveri esser simile ad una navigatione presso il lito ; e quella de ricchi, non esser differente da coloro che si ritrovano in alto mare : à gli uni e facile gittar la fune in terra, e condur la nave à sicuro luogo ; e à gli altri e sommamente difficile.[1]

Anaxagore avoit donc raison de dire que les conditions qui paroissent les moins heureuses, sont celles qui le sont le plus, & qu’il ne falloit pas chercher parmi les gens riches & environnés d’honneurs, les personnes qui goutent la félicité, mais parmi ceux qui cultivent un peu de terre, ou qui s’appliquent aux sciences sans ambition. Nec parum prudenter, Anaxagoras interroganti cuidam quisnam esset beatus : nemo, inquit, ex his quos tu felices existimas : sed eum in illo reperies, qui à te ex miseris constare creditur. Non erit ille divitiis & honoribus abundans : sed aut exigui ruris, aut non ambitiosæ doctrinæ fidelis ac pertinax cultor, in secessu quàm in fronte beatior. Valer. Maxim. lib. VII. cap. ij. num. 9. in extern. cit. Boel. ubi infra.

Finissons par un beau passage de Platon : « il est impossible, dit expressément ce philosophe, d’être tout ensemble fort riche & fort honnête homme. Or comme il n’y a point de véritable & solide bonheur sans la vertu, les riches ne peuvent pas être réellement heureux ». Plato, de legib. lib. V. pag. 742. E. & 743. A B. tom. II. edit. Henr. Steph. an. 1578. Voyez aussi sa huitieme lettre écrite aux parens & aux amis de Dion. tom. III. opp. pag. 355. C. edit. cit.

Telle est à cet égard la doctrine constante des poëtes, des philosophes, des historiens & des orateurs, dont le sens a été le plus droit. Tous ont traité de fols & insensés ceux qui faisant consister le souverain bien dans la possession des richesses, mettent le plaisir du gain au-dessus des autres, & méprisent celui qui revient de l’étude des sciences, à moins que ce ne soit un moyen d’amasser de l’argent : tous ont préféré une honnête pauvreté à ces faux biens par lesquels l’aveugle & folle cupidité des hommes se laisse éblouir : tous enfin ont regardé les richesses comme une pierre d’achoppement. Pour moi, je l’avoue, plus j’y réfléchis, & plus je suis convaincu que ce ne fut point, comme le prétend faussement

Barbeyrac[2], par ostentation, ni par un désintéressement mal entendu, qu’Anaxagore & Démocrite se dépouillerent de leurs biens, mais qu’au contraire, ils agirent en cela fort sagement, & en philosophes qui savoient qu’à l’égard des choses par lesquelles il est aussi facile que dangereux de se laisser corrompre, le parti le plus sûr est toujours de se mettre dans l’impossibilité absolue d’en abuser.

En effet, tant de soins, d’inquiétudes & de chagrins, tant de petits intérêts[3] dans la discussion desquels il n’arrive que trop[4] souvent que l’on soit injuste, & que l’on fasse beaucoup de mal, même sans le savoir, & sans être méchant ; tant de circonstances où l’éclat de la fortune & le faste de l’opulence mettant entre les riches & les pauvres une distance immense, rendent nécessairement ceux-là durs, & font que leur cœur se resserre à la vue des malheureux, par l’habitude où ils sont de les voir dans un point de vue éloigné ; habitude qui étouffe[5] en eux toutes les affections qui pourroient les rapprocher de l’humanité, & réveiller dans leur ame ce sentiment de pitié & de commisération si naturel à l’homme, & qui le convainc si intimement de sa bonté[6] originelle ; tant d’occasions de se laisser corrompre, & de s’abandonner aux plus grands & aux plus honteux excès ; en un mot, tant d’inconvéniens de toute espece, suivent si nécessairement la possession des richesses, & d’un autre côté, la recherche de la vérité & l’étude de la vertu demandent un silence de passions si profond & si continuel, une méditation si forte, un esprit si pur, si fortement en garde contre les illusions des sens, si habile à démêler les erreurs, & à en rectifier les jugemens par la réflexion, si dégagé des terrestréités, & de tout ce qui est l’objet de la cupidité humaine, enfin une ame si honnête, si sensible, si compatissante, si naturellement portée au bien & si continuellement occupée à le faire, qu’il est impossible[7] à l’homme d’allier jamais des choses aussi incompatibles par leur nature.

  1. Lettere della signora Lucretia Gonsagua, pag. 215, édition de Venise, ann. 1552.
  2. Dans sa préface sur le grand ouvrage de Puffendorf, §. 19, pag. 66, édit. d’Amst. 1734, tom. I. Voyez ce que je dis contre cet auteur dans la note de la page 378.
  3. Qui terre a, guerre a, dit le proverbe : cet adage trivial est une vérité si évidente, qu’il seroit aussi absurde d’en nier la certitude, qu’inutile d’entreprendre de la prouver. Au reste ce ne sont pas seulement ceux dont les richesses consistent en fonds de terre, qui sont sans cesse exposés à des querelles & à des procès. C’est le sort ordinaire & inévitable de tous les riches, de quelque nature que soient leurs biens. Aussi Criton se plaignoit-il à Socrate qu’il étoit bien mal aisé à un homme qui veut conserver son bien de vivre dans Athenes : « car il y a des gens, disoit-il, qui viennent me faire des procès sans que je leur aye jamais fait aucun tort ; mais seulement parce qu’ils savent que j’aimerois mieux leur donner quelque argent, que de m’embarrasser dans les affaires ». Voyez les choses mémorables de Socrate, liv. II. vers la fin, & conférez ce que dit M. Rousseau de Geneve dans son Emile, liv. IV. pag. 164, 165, édit. de Hollande.
  4. Quæ tam festa dies, ut cesset prodere funem
    Perfidiam, fraudes, atque omni ex crimine lucrum
    Quæsitum, & partos gladio, vel pyxide nummos ?
    Rari quippe boni. Numero vix sunt totidem, quot
    Thebarum portæ, vel divitis ostia Nili
    .

    Juvenal, sat. 13. vs. 23. & seqq. Ce poëte fait ici, sans le savoir, l’histoire des mœurs de la plûpart des riches.

  5. Conférez ici Menandre, in fragment. num. 154. pag. 242, édit. Cleric. Amstel. 1709.
  6. Plusieurs anciens philosophes, entre autres Séneque, ont apperçu cette vérité si lumineuse, si utile, si consolante pour l’humanité, & à laquelle la justice & la sagesse de Dieu servent de base ; mais la certitude de ce principe, si important par lui-même & par les conséquences qui en découlent immédiatement, n’a été bien démontrée que par un philosophe moderne, dont les ouvrages sont entre les mains de tout le monde. A l’égard de Séneque, voyez le passage qui sert d’épigraphe à l’Emile, & joignez-y sur-tout ces belles paroles du même philosophe : erras.... si existimas nobiscum vitia nasci : supervenerunt, ingesta sunt, itaque monitionibus crebris, opiniones quæ nos circumsonant, compescamus. Nulli nos vitio natura conciciliat : nos illa integros ac liberos genuit. Senec. épist. 94.
  7. Appliquez ici ce passage de Salluste : neque aliter quisquam extollere sese, & divina mortalis attingere potest, nisi omissit