Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 14.djvu/275

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Il y a tout lieu de croire qu’Anaxagore fit à-peu-près les mêmes réflexions, & qu’il sentit combien il est difficile d’être riche, heureux, juste & bon tout ensemble, puisque Valere Maxime nous dit, lib. VIII. cap. vij. num. 6. in extern. que c’est à l’abandon de ses richesses que ce philosophe se crut redevable de son salut : quali porro studio Anaxagoram flagrasse credimus ? Qui cum à diutinâ peregrinatione repetiisset, possessionesque desertas vidisset, non essem, inquit, ego salvus, nisi ista periissent.

Il me semble que si Barbeyrac eût réfléchi sur ce passage, il auroit été moins prompt à envenimer les motifs qui déterminerent Anaxagore à résigner tout son patrimoine à ses parens. Il auroit vu qu’il n’y a point d’ostentation, mais au contraire beaucoup d’humilité, de sagesse & de vertu dans la conduite d’un philosophe qui, sachant par un examen réfléchi des actions humaines, combien la pente du vice est douce & facile ; ou plutôt, connoissant[1] sa propre foiblesse, & craignant qu’en conservant ses richesses, il n’ait pas assez d’empire sur ses passions, pour en jouir dans l’innocence, & pour résister aux tentations toujours renaissantes d’en abuser, aime mieux s’en dépouiller entierement, que de se voir exposé sans cesse à un combat dont il ne seroit pas toujours sorti vainqueur. Car selon la remarque judicieuse d’un célebre auteur moderne, par-tout la sensation de mal faire, augmente avec la facilité. Lettre de M. Rousseau de Genève à M. d’Alembert, p. 145, édit. d’Amst. 1758.

Une autre observation non moins importante, c’est qu’un homme riche, quelque penchant naturel qu’il ait à la vertu, ne peut faire un bon usage de ses biens qu’à quelques égards : il y aura toujours par l’effet d’un vice inhérent aux richesses, une infinité de circonstances où, comme je l’insinue plus haut, il s’éloignera de l’ordre & de la rectitude morale sans s’en appercevoir, & où cette déviation devenant de jour en jour plus sensible, il s’écartera enfin de la sphere étroite de la vertu, emporté successivement malgré lui par mille petites passions, comme par une espece de force centrifuge, déterminée par ce que les anciens appelloient immutabilis causarum inter se cohœrentium series.

Il seroit inutile de dire avec Epicure, qui ce n’est point la liqueur qui est corrompue, mais le vase : car on ne peut approuver la pensée de ce philosophe, qu’en considérant les richesses en elles-mêmes, & en les séparant intellectuellement des maux qu’elles entraînent après elles, & j’ai déja dit, pag. 2. que rien n’étoit plus illusoire que cette méthode de philosopher. En effet, il s’agit de savoir, si l’abus des richesses, de quelque nature que soient les effets qu’il produit, est inséparable de leur possession, & si l’on ne peut pas dire en ce sens, que les maux qu’elles causent dans le monde, sont les effets d’un vice qui leur est inhérent, puisqu’il est incontestable que ces maux, quels qu’ils soient, n’existeroient pas sans elles, quoiqu’elles n’en soient d’ailleurs que causes occasionnelles, je veux dire, quoiqu’elles ayent besoin pour les produire & pour les déterminer, de l’intervention d’une cause physique qui est l’ame, ou pour parler plus philosophiquement, le corps modifié de telle & telle maniere : or c’est ce que je soutiens, & ce qu’on ne peut nier, ce me semble, pour peu qu’on y réfléchisse.

Ajoutez à cela que le sage peut bien, quant à lui, ne regarder l’or & l’argent que comme de simples métaux, dont il se sert comme autant d’instrumens qu’il dirige selon ses vûes ; mais dans le système social, ces métaux, source intarissable de malheurs & de désordres, changent en quelque sorte de maniere d’être. Ce ne sont plus alors aux yeux du philosophe, des substances absolument inactives & inanimées ; il sait que ces signes représentatifs & conventionnels, ont une espece de vie qui leur est propre, & dont le principe précaire se trouve dans les relations qu’ils ont avec nos penchans, notre éducation, nos usages, nos lois, nos vices, nos vertus, & avec la nature des choses en général. Or ces rapports sont le point de vûe sous lequel j’envisage ici les richesses : d’où je conclus que si l’on peut dire dans telle hypothèse que le vase corrompt la liqueur, on peut assurer plus généralement encore, & avec autant de vérité pour le moins, que la liqueur corrompt le vase. A l’égard des maux infinis qui résultent nécessairement de tout cela pour la société, ils sont si étroitement liés aux causes d’où ils émanent, par l’action de l’une & la réaction de l’autre, quelquefois même par leur tendance réciproque & co-existence à la production des mêmes effets, qu’il seroit assez difficile de mesurer la sphere d’activité de ces deux forces, & de connoître leur influence proportionnelle.

Il est, ce me semble, évident par ce que je viens de dire, que l’objection d’Epicure rapportée ci-dessus, est un coup perdu, brutum fulmen. J’en dis autant d’une autre difficulté qu’on pourroit encore me faire, en m’objectant qu’on a vû plus d’une fois des riches faire un bon usage de leurs biens, & que cela est même très-possible en soi ; car ce n’est point du-tout ce dont il s’agit ici. A l’égard des Philosophes, quand on pourroit en citer plusieurs tels que[2] Séneque, par exemple, &c. que les richesses n’ont point détourné de la pratique de la vertu, & de l’étude de la vérité, cela ne prouveroit encore rien contre mon sentiment, car je soutiens que ces Philosophes, quels qu’ils soient, auroient pû faire, je ne dirai pas seulement plus de progrès dans la découverte de la vérité ; mais ce qui est d’une toute autre importance, & infiniment préférable aux connoissances les plus vastes & les plus sublimes, que leur vertu auroit été plus pure, plus intacte, & leurs mœurs plus régulieres, s’ils n’eussent pas été riches.

Un passage admirable de Séneque va répandre un beau jour sur ce que je dis : multum est, remarque très-judicieusement ce philosophe, non corrumpi divitiarum contubernio. Magnus est ille qui in divitiis pauper est : Sed securior, qui caret divitiis[3]. Ils n’auroient eu du-moins à combattre que contre les défauts & les foiblesses inséparables de l’humanité dans l’état civil, au lieu qu’ils avoient dans les richesses un ennemi de plus, d’autant plus difficile à vaincre, que ses charmes sont plus sédui-

    pecuniæ & corporis gaudiis, animo indulgens, non assentando, neque concupita præbendo, perversam gratiam gratificans ; sed in labore, patientiâ, bonisque præceptis, & factis fortibus exercitando. Sallust. ad Cæsar. de repub. ordinandâ, orat. pr.

  1. Il est évident par ce qu’il dit lui même dans le passage de Valere Maxime, rapporté ci devant, que ceci n’est ni une assertion hardie & téméraire, ni une conjecture vague & incertaine ; mais une proposition qui a tous les degrés de probabilité & de certitude morale, que l’on peut desirer dans des choses qui ne sont pas susceptibles d’une démonstration métaphysique.
  2. Si l’on jugeoit des mœurs de ce philosophe sur la foi de Dion Cassius, & du moine Xiphilin son abréviateur, on en auroit une idée affreuse, & qui ne justifieroit que trop ce que j’ai dit ci-devant de la corruption des riches : mais les calomnies dont ces deux historiens semblent s’être plu à verser le poison sur la vie de ce sage stoïcien, sont trop noires, trop odieuses, trop visiblement destituées de toute espece de vraissemblance, en un mot, détruites par des preuves trop fortes, pour qu’elles puissent faire encore impression sur l’esprit des lecteurs judicieux & instruits : ce seroit donc trahir la vérité que de renouveller ici ces accusations fausses & injustes, quelque favorables qu’elles soient à l’opinion que je défens : il faut laisser ces indignes manœuvres & ces foibles ressources à ces auteurs ignorans & superstitieux dont Bayle parle à la page 597 du tome I. de son Dictionnaire, édition de 1740, & auxquels il reproche très-justement de faire fleches de tout bois, ex omni ligno mercuriove.
  3. Senec. epist. xx. Voyez le passage de Platon cité, p. 374.