Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 14.djvu/277

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canaux par lesquels elles ont passé pour arriver jusqu’à lui, il en découvre la source impure & corrompue, il est incontestable qu’il ne peut s’approprier ces biens sans se charger d’une partie de l’iniquité de ceux qui les lui ont laissés ; cependant on peut dire sans craindre de passer pour un détracteur des vertus humaines, que sur vingt mille personnes riches de patrimoine, il n’y en a peut-être pas dix qui se soient jamais avisées de faire un pareil examen, & encore moins d’agir en conséquence, après l’avoir fait, quoiqu’ils y soient engagés par tout ce qu’il y a de plus sacré parmi les hommes ; il leur paroît d’autant plus inutile d’entrer dans tous ces détails, que n’ayant pas été les instrumens de leur fortune, ils ne se croyent pas alors responsables des voies obliques & des moyens injustes & criminels dont leurs peres peuvent s’être servis pour acquérir ces biens, & en conséquence, nullement obligés de les restituer à ceux à qui ils appartiennent de droit, ou d’en faire quelqu’autre dispensation également juste & sage. Or sans vouloir prévenir les réflexions du lecteur sur une pareille conduite, il me suffit de dire qu’elle prouve bien la vérité de cette pensée de S. Jérôme ; « Tout homme riche, dit ce pere, est ou injuste lui-même, ou héritier de l’injustice d’autrui ». Omnis dives, aut indignus est, aut hæres iniqui.

Revenons à Séneque. Ceux qui auront lu avec quelque attention ses ouvrages, dans lesquels on trouve presqu’à chaque page les plus grands éloges de la pauvreté & les passages les plus formels en sa faveur, avec les peintures les plus vives de la corruption des riches, des tourmens cruels auxquels ils sont sans cesse en proie, & enfin des malheurs & des desordres affreux dont les richesses sont tous les jours la cause. Ceux, dis-je, qui se rappellent tout ce que cet auteur dit à ce sujet, seront frappés de la contradiction évidente & de l’opposition diamétrale qu’il y a entre ce passage & ceux que j’ai rapportés précédemment ; ils seront surpris avec raison, qu’un philosophe puisse avoir assez peu de fermeté dans l’esprit, & de liaison dans les idées, pour se laisser ainsi emporter à la fougue de son imagination au préjudice de la vérité, & pour souffler le froid & le chaud, sans s’appercevoir de l’incohérence de ses principes.

Mais abandonnons cet auteur à ses écarts & aux saillies de son imagination ardente. Examinons ce passage en lui-même, & voyons ce qu’on en peut raisonnablement conclure en faveur des richesses.

Si on l’analyse avec soin, on avouera, je m’assure, qu’il ne prouve au fond que trois choses que je n’ai jamais prétendu nier.

La premiere, qu’il est permis au sage de posséder de grandes richesses à telles & telles conditions : & en effet cela n’est peut-être permis qu’à lui.

La seconde, qu’il faut en faire bon usage.

Et la troisieme, que les riches seroient beaucoup plus à portée que les pauvres, de faire du bien, & de pratiquer les vertus les plus utiles, s’ils usoient de leurs richesses comme ils le doivent : trois propositions également vraies, mais desquelles, comme il est aisé de le voir, on ne peut rien conclure contre moi, puisqu’elles n’ont rien de commun avec la question que j’examine ici.

Je fais cette remarque, parce que Barbeyrac ne paroît pas avoir saisi le sens de ce passage, dont il donne même une toute autre idée, pour l’avoir lu peut-être avec trop de précipitation. C’est dans son traité du jeu, liv. I. ch. iij. §. 7. tom. I. que se trouve cette faute assez importante pour devoir être relevée. Après avoir parlé en peu de mots des richesses dans des principes peu réfléchis, & qui font voir à mon avis que ce savant homme envisageoit quelquefois les choses superficiellement, il ajoute dans une note (p. 63) « voyez ce que dit très-bien le philoso-

phe Séneque pour faire voir que les grandes richesses ne sont nullement incompatibles avec la vertu, & que le caractere même de philosophe n’engage pas à s’en dépouiller, de vitâ beatâ, c. xxiij. xxiv. xxv ».

Je demande si, sur cet exposé, on ne s’attend pas à trouver dans ces trois chapitres des preuves directes & positives des deux propositions énoncées dans cette note. Cependant je laisse au lecteur à juger si Séneque prouve rien de tout cela dans le passage qu’on vient de lire, & si ce passage bien examiné ne se réduit pas à l’analyse que je viens d’en donner.

On pourroit peut-être croire que c’est dans les chapitres xxiv. & xxv. dont je n’ai rien traduit, que Séneque prouve ce que Barbeyrac lui fait dire. Mais j’avertis ici que des trois chapitres indiqués ici par cet auteur, il n’y a à proprement parler que le premier qui fasse au sujet ; les deux autres n’y ont que peu de rapport, c’est de quoi on pourra se convaincre en les lisant. Je ne vois donc pas ce qui a pu faire illusion à Barbeyrac, à-moins que ce ne soient les deux dernieres lignes du chap. xxiv. Encore ce qui les précede, auroit-il dû le remettre dans la bonne voie. Voici le passage entier : Divitias nego bonum esse ; nam si essent, bonos facerent. Nunc quoniam quod apud malos deprehenditur, dici bonum non potest ; hoc illis nomen nego. Ceterùm & habendas esse, & utiles, & magna commoda vitæ adferentes fateor. Senec. de vitâ beatâ, cap. xxiv. in fine. C’est-à-dire, « Je nie que les richesses puissent être mises au rang des véritables biens : car si elles étoient telles, elles rendroient bons ceux qui les possedent ; d’ailleurs on ne peut pas honorer du nom de bien ce qu’on trouve entre les mains des méchans. Du-reste j’avoue qu’il en faut avoir, qu’elles sont utiles, & qu’elles apportent de grandes commodités à la vie ».

Je voudrois pour l’honneur de Séneque, qu’il n’eût pas fait cet aveu, si peu digne d’un philosophe, si peu d’accord avec les beaux préceptes de morale qu’il donne dans mille endroits de ses ouvrages ; & qui suppose d’ailleurs comme démontrées trois choses, dont la premiere est en question, la seconde, sinon absolument fausse, du-moins fort incertaine, & qui ne peut être vraie qu’avec une infinité de limitations, de restrictions & de modifications : enfin, dont la troisieme ne pourroit prouver en faveur des richesses, qu’après qu’on auroit fait voir démonstrativement,

1°. Que les commodités qu’elles procurent sont si absolument nécessaires au bonheur de l’homme, que sans elles il est continuellement & inévitablement exposé à des extrémités dures & fâcheuses qui lui font regarder la vie comme un fardeau pesant qu’on lui a imposé malgré lui, & dont il seroit heureux d’être délivré.

2°. Que cette joie intérieure, cette tranquillité & cette paix qui font le caractere distinctif de l’ame du sage, accompagnent toujours ceux qui jouissent de ces commodités ; tandis que le chagrin, les soucis cuisans & mille peines secrettes dévorent & minent sourdement ceux qui en sont privés ; supposition absurde, insoutenable, & qui mettroit encore Séneque en contradiction avec lui-même, puisqu’il dit quelque part avec autant de vérité que d’éloquence & d’énergie : Lætiores videbis, quos nunquam fortuna respexit, quam quos deseruit. Vidit hoc Diogegenes, vir ingentis animi, & effecit ne quid sibi eripi posset…… si quis de felicitate Diogenis dubitat, potest idem dubitare et de decrum immortalium statu, an parum beatè degant : quod illis non prædia, nec horti sint, nec alieno colono rura preciosa, nec grande in foro fœnus……. Si vis scire quam nihil in illâ (paupertate) mali sit, compara inter se pauperum & divitum vultus. Soepius pauper et fidelius ridet : nulla sollicitudo in alto est : etiam si qua incidit cura,