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velut nubes levis transit. Horum qui felices vocantur, hilaritas ficta est, aut gravis & suppurata tristitia : & quidem gravior, quia interdum non licet palam esse miseros : sed inter ærumnas cor ipsum exedentes, necesse est agere felicem. Senec. de tranquillitate animi, cap. viij. & epist. 80.

3°. Que ces commodités sont la voie la plus sure & la plus prompte pour arriver à ce degré de sagesse & de perfection, qui est le centre où tendent toutes les actions de l’homme vertueux.

4°. Enfin qu’une chose peut être dite réellement & absolument utile, quoique les avantages qu’on en retire ne puissent pas à beaucoup près compenser ni par leur importance, ni par leur nombre, les désordres qu’elle cause, toutes propositions également fausses, & qui ne méritent pas d’être réfutées sérieusement.

L’aveu de Séneque n’est donc ici d’aucun poids, & son autorité ne sert de rien à Barbeyrac, qui auroit dû plutôt citer, comme je l’ai fait, les chapitres xxj. & xxij. dans lesquels Séneque fait l’apologie des richesses d’une maniere, non pas à la vérité plus solide (car ogni medaglia ha il suo riverso), mais du moins plus propre à séduire des lecteurs vulgaires, & qui ne savent pas qu’avant d’admettre une pensée, une proposition, un principe, ou un système, il faut, si l’on ne veut pas se faire illusion, l’envisager par toutes ses faces, & le mettre à l’épreuve des objections, faute de quoi on s’expose à prendre à tout moment l’erreur pour la vérité.

De tout cela je conclus, qu’à tout prendre, les richesses sont pour les bonnes mœurs un écueil très dangereux, & celui où vont se briser le plus souvent toutes les vertus qui caractérisent l’honnête homme. J’ai indiqué (voyez les pages précéd.) en peu de mots les causes de leurs funestes effets, sans prétendre néanmoins en épuiser la série ; je n’ai même envisagé les richesses que relativement à leur influence sur les mœurs de quelques particuliers ; mais si mesurant avec précision la plus grande quantité d’action des richesses sur ces mêmes individus, considérés comme constituant un corps politique, je voulois entrer dans de plus grands détails, & fouiller dans l’histoire des peuples qui ont fait le plus de bruit dans le monde, & qui s’y sont le plus distingués à toutes sortes d’égards, je ferois voir que la corruption des mœurs, & tous les désordres qui la suivent, ont toujours été les effets inévitables & immédiats de l’amour des richesses, & du desir insatiable d’en acquérir ; je n’en donnerai pour exemple que les Lacédémoniens, un des peuples de la terre qui eut sans doute la meilleure police, les plus belles & les plus sages institutions, & celui chez lequel la vertu fut le plus en honneur, & produisit de plus grandes choses, tant qu’il conserva les lois de son sublime législateur ; mais laissons parler Plutarque. « Après que l’amour de l’or & de l’argent se fut glissé dans la ville de Sparte, qu’avec la possession des richesses se trouverent l’avarice & la chicheté, & qu’avec la jouissance s’introduisirent le luxe, la mollesse, la dépense & la volupté, Sparte se vit d’abord déchue de la plûpart des grandes & belles prééminences qui la distinguoient, & se trouva indignement ravalée & réduite dans un état d’humiliation & de bassesse, qui dura jusqu’au tems du regne d’Agis & de Léonidas ». Plutarque, vie d’Agis & de Cléomene. Voyez le grec, p. 796. C. & 797. C. tom. I. édit. Paris 1624.

Il dit un peu plus bas que la discipline & les affaires des Lacédémoniens avoit commencé à être malades & à se corrompre, depuis le moment qu’après avoir ruiné le gouvernement d’Athènes, ils eurent commencé à se remplir d’or & d’argent.

J’ai suivi au-reste la version de Dacier, dont la note mérite d’être citée ; elle porte sur ces paroles

du premier passage : Sparte se vit d’abord déchue, &c. « Cela est inévitable, dit Dacier, dès qu’un état devient riche, il déchoit de sa grandeur ; c’est une vérité prouvée par mille exemples, & une des plus grandes preuves, c’est ce qui est arrivé à l’empire romain : la vertu & la richesse font la balance ; quand l’une baisse, l’autre hausse ». Mais elle est moins d’un littérateur que d’un philosophe, & il seroit à souhaiter qu’on en pût dire autant de toutes celles que cet auteur a jointes à ses traductions.

Finissons par un beau passage de Salluste, qui confirme pleinement le sentiment de Plutarque & de son interprete. Igitur provideas oportet, dit-il à César, uti plebes, largitionibus & publico frumento, corrupta habeat negocia sua, quibus ab malo publico detineatur : juventus probitati & industriæ, non sumptibus, neque divitiis studeat. Id eveniet, si pecuniae quae maxima omnium pernicies est, usum atque decus dempseris. Nam sæpe ego cum animo meo reputans, quibus quisque rebus clarissimi viri magnitudinem invenissent ; quæ res populos, nationesve magnis auctoribus auxissent ; ac deinde quibus causis amplissima regna, & imperia corruissent : eadem semper bona atque mala reperiebam omnesque victores, n. b. divitias contemnisse, et victos cupivisse. Sallust. ad Cæsar. de repub. ordinandâ, orat. j.

Doit-on s’étonner après cela qu’Anaxagore & Démocrite, qui avoient devant les yeux les terribles révolutions, & la corruption extrème que la soif des richesses avoit produite dans les mœurs de leurs concitoyens, & des autres peuples de la Grece, qui d’ailleurs ne pouvoient pas ignorer que le gouvernement des uns & des autres avoit reçu par l’action de cette cause, des secousses si violentes, que la constitution en avoit été plus d’une fois non-seulement altérée, mais changée ; doit-on, dis-je, s’étonner que ces philosophes, qui co-existoient, pour ainsi dire, avec ces tristes évenemens, aient pris le sage parti d’abandonner leurs pays & leurs biens, pour se livrer tout entier à l’agrément divin, qui est attaché à la recherche & à la découverte de la vérité ? n’a-ton pas plutôt lieu d’être surpris & indigné que, dans un siecle comme le nôtre, où l’esprit philosophique a fait tant de progrès, il se soit trouvé un auteur, d’ailleurs estimable, assez aveuglé par des préjugés superstitieux, & en même tems assez injuste, pour attribuer sans aucunes preuves, à des motifs vicieux & repréhensibles, un desintéressement aussi louable, aussi rare, & qui a mérité les éloges & l’admiration des Platon, des Plutarque, des Cicéron, en un mot de tous les philosophes qui ont le plus honoré leur siecle & l’humanité ? L’illustre Bayle a eu plus d’équité & de bonne foi que le savant moderne dont je parle.

« Avant, dit-il, que l’Evangile eût appris aux hommes qu’il faut renoncer au monde & à ses richesses, si l’on veut marcher bien vîte dans le chemin de la perfection, il y avoit des philosophes qui avoient compris cela, & qui s’étoient défaits de leurs biens afin de vaquer plus librement à l’étude de la sagesse & à la recherche de la vérité : ils avoient cru que les soins d’une famille & d’un héritage étoient des entraves qui empêchoient de s’avancer vers le but qui est le plus digne de notre amour ; Anaxagore & Démocrite furent de ce nombre ». Bayle, Diction. histor. & crit. voc. Anaxagore, tit. A.

Voilà le langage de la raison, de la philosophie & de la vérité ; mais dans la remarque[1] de Barbey-

  1. La voici : « Comme M. Bayle, dit il, semble ici, selon sa coutume, attribuer à l’Evangile des idées outrées de morale, il loue aussi un peu trop la conduite de ces anciens philosophes, où il y avoit plus d’ostentation & de desintéressement mal entendu que de véritable sagesse ; puisqu’on peut faire un bon usage des richesses, & qu’il n’est nullement