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rent une seconde fois du nord au midi. Et si aujourd’hui un prince faisoit en Europe les mêmes ravages, les nations repoussées dans le nord, adossées aux limites de l’univers, y tiendroient ferme jusqu’au moment qu’elles inonderoient & conquereroient l’Europe une troisieme fois.

L’affreux désordre qui étoit dans la succession à l’empire étant venu à son comble, on vit paroître, sur la fin du regne de Valerien & pendant celui de Gallien, trente prétendans divers qui s’étant la plûpart entre-détruits, ayant eu un regne très-court, furent nommés tyrans. Valerien ayant été pris par les Perses, & Gallien son fils négligeant les affaires, les barbares pénétrerent par-tout ; l’empire se trouvant dans cet état où il fut environ un siecle après en Occident, & il auroit été dès-lors détruit sans un concours heureux de circonstances ; quatre grands hommes, Claude, Aurélien, Tacite & Probus qui, par un grand bonheur, se succéderent, rétablirent l’empire prêt à périr.

Cependant pour prévenir les trahisons continuelles des soldats, les empereurs s’associerent des personnes en qui ils avoient confiance ; & Dioclétien, sous la grandeur des affaires, régla qu’il y auroit toujours deux empereurs & deux césars ; mais ce qui contint encore plus les gens de guerre, c’est que les richesses des particuliers & la fortune publique ayant diminué, les empereurs ne purent plus leur faire des dons si considérables, de maniere que la récompense fut plus proportionnée au danger de faire une nouvelle élection. D’ailleurs les préfets du prétoire qui faisoient à leur gré massacrer les empereurs pour se mettre en leur place, furent entierement abaissés par Constantin, qui ne leur laissa que les fonctions civiles, & en fit quatre au lieu de deux.

La vie des empereurs commença donc à être plus assurée ; il purent mourir dans leur lit, & cela sembla avoir un peu adouci leurs mœurs ; ils ne verserent plus le sang avec tant de férocité. Mais comme il falloit que ce pouvoir immense débordât quelque part, on vit un autre genre de tyrannie plus sourde. Ce ne furent plus des massacres, mais des jugemens iniques, des formes de justice qui sembloient n’éloigner la mort que pour flétrir la vie : la cour fut gouvernée, & gouverna par plus d’artifices, par des arts plus exquis, avec un plus grand silence : enfin au lieu de cette hardiesse à concevoir une mauvaise action, & de cette impétuosité à la commettre, on ne vit plus regner que les vices des ames foibles & des crimes réfléchis.

Il s’établit encore un nouveau genre de corruption, les premiers empereurs aimoient les plaisirs, ceux-ci la mollesse : ils se montrerent moins aux gens de guerre, ils furent plus oisifs, plus livrés à leurs domestiques, plus attachés à leurs palais, & plus séparés de l’empire. Le poison de la cour augmenta sa force, à mesure qu’il fut plus séparé ; on ne dit rien, on insinua tout ; les grandes réputations furent toutes attaquées ; & les ministres & les officiers de guerre furent mis sans cesse à la discrétion de cette sorte de gens qui ne peuvent servir l’état, ni souffrir qu’on le serve avec gloire. Le prince ne sçut plus rien que sur le rapport de quelques confidens, qui toujours de concert, souvent même lorsqu’ils sembloient être d’opinion contraire, ne faisoient auprès de lui que l’office d’un seul.

Le séjour de plusieurs empereurs en Asie & leur perpétuelle rivalité avec les rois de Perse firent qu’ils voulurent être adorés comme eux ; & Dioclétien, d’autres disent Galere, l’ordonna par un édit. Ce faste & cette pompe asiatique s’établissant, les yeux s’y accoutumerent d’abord : & lorsque Julien voulut mettre de la simplicité & de la modestie dans ses ma-

nieres, on appella oubli de la dignité ce qui n’étoit

que la mémoire des anciennes mœurs.

Quoique depuis Marc-Aurele il y eût eu plusieurs empereurs, il n’y avoit eu qu’un empire ; & l’autorité de tous étant reconnue dans la province, c’étoit une puissance unique exercée par plusieurs. Mais Galere & Constance Chlore n’ayant pu s’accorder, ils partagerent réellement l’empire, & cet exemple que Constantin suivit sur le plan de Galere produisit une étrange révolution. Ce prince qui n’a fait que des fautes en matiere de politique, porta le siege de l’empire en Orient ; cette division qu’on en fit le ruina, parce que toutes les parties de ce grand corps liées depuis long-tems ensemble, s’étoient, pour ainsi dire, ajustées pour y rester & dépendre les unes des autres.

Dès que Constantin eut établi son siege à Constartinople, Rome presque entiere y passa, & l’Italie fut privée de ses habitans & de ses richesses. L’or & l’argent devinrent extrèmement rares en Europe ; & comme les empereurs en voulurent toujours tirer les mêmes tributs, ils souleverent tout le monde.

Constantin, après avoir affoibli la capitale, frappa un autre coup sur les frontieres ; il ôta les légions qui étoient sur le bord des grands fleuves, & les dispersa dans les provinces : ce qui produisit deux maux ; l’un, que la barriere qui contenoit tant de nations fut ôtée ; & l’autre, que les soldats vécurent & s’amollirent dans le cirque & dans les théâtres.

Plusieurs autres causes concoururent à la ruine de l’empire. On prenoit un corps de barbares pour s’opposer aux inondations d’autres barbares, & ces nouveaux corps de milice étoient toujours prêts à recevoir de l’argent, à piller & à se battre ; on étoit servi pour le moment ; mais dans la suite, on avoit autant de peine à réduire les auxiliaires que les ennemis.

Les nations qui entouroient l’empire en Europe & en Asie, absorberent peu-à-peu les richesses des Romains ; & comme ils s’étoient aggrandis, parce que l’or & l’argent de tous les rois étoient portés chez eux, ils s’affoiblirent, parce que leur or & leur argent fut porté chez les autres. « Vous voulez des richesses ? disoit Julien à son armée qui murmuroit ; voilà le pays des Perses, allons en chercher. Croyez-moi, de tant de trésors que possédoit la république romaine, il ne reste plus rien ; & le mal vient de ceux qui ont appris aux princes à acheter la paix des barbares. Nos finances sont épuisées, nos villes sont détruites, nos provinces ruinées. Un empereur qui ne connoit d’autres biens que ceux de l’ame, n’a pas honte d’avouer une pauvreté honnête ».

De plus les Romains perdirent toute leur discipline militaire, ils abandonnerent jusqu’à leurs propres armes. Végece dit que les soldats les trouvant trop pesantes, ils obtinrent de l’empereur Gratien de quitter leur cuirasse, & ensuite leur casque ; de façon qu’exposés aux coups sans défense, ils ne songerent plus qu’à fuir. Il ajoute qu’ils avoient perdu la coutume de fortifier leur camp ; & que, par cette négligence, leurs armées furent enlevées par la cavalerie des Barbares.

C’étoit une regle inviolable des premiers Romains, que quiconque avoit abandonné son poste ou laissé ses armes dans le combat, étoit puni de mort ; Julien & Valentinien avoient à cet égard rétabli les anciennes peines. Mais les barbares pris à la solde des Romains, accoutumés à faire la guerre, comme la font aujourd’hui les Tartares, à fuir pour combattre encore, à chercher le pillage plus que l’honneur, étoient incapables d’une pareille discipline.

Telle étoit celle des premiers Romains, qu’on y avoit vu des généraux condamner leurs enfans à mourir pour avoir, sans leur ordre, gagné la victoire :