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nin que Marc-Aurele qu’il adopta. On sent en soi-même un plaisir secret, lorsqu’on parle de cet empereur ; on ne peut lire sa vie sans une espece d’attendrissement : tel est l’effet qu’elle produit, qu’on a meilleure opinion de soi-même, parce qu’on a meilleure opinion des hommes. La sagesse de Nerva, la gloire de Trajan, la valeur d’Adrien, la vertu des deux Antonins se firent respecter des soldats. Mais lorsque de nouveaux monstres prirent leur place, l’abus du gouvernement militaire parut dans tout son excès ; & les soldats qui avoient vendu l’empire, assassinerent les empereurs pour en avoir un nouveau prix.

Commode succéda à Marc-Aurele son pere. C’étoit un monstre qui suivoit toutes ses passions, & toutes celles de ses ministres & de ses courtisans. Ceux qui en délivrerent le monde, nommerent en sa place Pertinax, vénérable vieillard, que les soldats prétoriens massacrerent d’abord.

Ils mirent l’empire à l’enchere, & Didius Julien l’emportant par ses promesses, souleva tous les Romains ; car quoique l’empire eût été souvent acheté, il n’avoit pas encore été marchandé. Pescennius Niger, Sévere & Albin furent salués empereurs, & Julien n’ayant pu payer les sommes immenses qu’il avoit promises fut abandonné par ses troupes.

Sévere avoit de grandes qualités, mais il avoit encore de plus grands défauts ; quoique jaloux de son autorité autant que l’avoit été Tibere, il se laissa gouverner par Plautien d’une maniere misérable. Enfin il étoit cruel & barbare ; il employa les exactions d’un long regne, & les proscriptions de ceux qui avoient suivi le parti de ses concurrens, à amasser des trésors immenses. Mais les trésors amassés par des princes n’ont presque jamais que des effets funestes : ils corrompent le successeur qui en est ébloui ; & s’ils ne gâtent pas son cœur, ils gâtent son esprit. Ils forment d’abord de grandes entreprises avec une puissance qui est d’accident, qui ne peut pas durer, qui n’est pas naturelle, & qui est plutôt enflée qu’aggrandie. Les proscriptions de cet empereur furent cause que plusieurs soldats de Niger se retirerent chez les Parthes. Ils leur apprirent ce qui manquoit à leur art militaire, à se servir des armes romaines, & même à en fabriquer, ce qui fit que ces peuples qui s’étoient ordinairement contentés de se défendre, furent dans la suite presque toujours agresseurs.

Il est remarquable que dans cette suite de guerres civiles qui s’éleverent continuellement, ceux qui avoient les légions d’Europe vainquirent presque toujours ceux qui avoient les légions d’Asie ; & l’on trouve dans l’histoire de Sévere qu’il ne put prendre la ville d’Atra en Arabie, parce que les légions d’Europe s’étant mutinées, il fut obligé d’employer celles de Syrie. On sentit cette différence depuis qu’on commença à faire des levées dans les provinces ; & elle fut telle entre les légions qu’elles étoient entre les peuples mêmes qui, par la nature & par l’éducation, sont plus ou moins propres pour la guerre.

Ces levées faites dans les provinces produisirent un autre effet : les empereurs pris ordinairement dans la milice furent presque tous étrangers & quelquefois barbares. Rome ne fut plus la maîtresse du monde, & reçut des lois de tout l’univers. Chaque empereur y porta quelque chose de son pays ou pour les manieres, ou pour les mœurs, ou pour la police, ou pour le culte ; & Héliogabale alla jusqu’à vouloir détruire tous les objets de la vénération de Rome, & ôter tous les dieux de leurs temples pour y placer le sien.

On pourroit appeller Caracalla qui vint à succéder à Sévere non pas un tyran, mais le destructeur des hommes. Caligula, Néron & Domitien bornoient

leurs cruautés dans la capitale ; celui-ci alloit promener sa fureur dans tout l’univers. Ayant commencé son regne par tuer de sa propre main Géta son frere, il employa ses richesses à augmenter la paye des soldats, pour leur faire souffrir son crime ; & pour en diminuer encore l’horreur, il mit son frere au rang des dieux. Ce qu’il y a de singulier, c’est que le même honneur lui fut exactement rendu par Macrin, qui, après l’avoir fait poignarder, voulant appaiser les soldats prétoriens affligés de la mort de ce prince qui les avoit comblés de largesses, lui fit bâtir un temple, & y établit des prêtres flamines pour le desservir.

Les profusions de Caracalla envers ses troupes avoient été immenses, & il avoit très-bien suivi le conseil que son pere lui avoit donné en mourant, d’enrichir les gens de guerre, & de ne s’embarrasser pas des autres. Mais cette politique n’étoit guere bonne que pour un regne ; car le successeur ne pouvant plus faire les mêmes dépenses, étoit d’abord massacré par l’armée ; de façon qu’on voyoit toujours les empereurs sages mis à mort par les soldats, & les méchans par des conspirations ou des arrêts du sénat.

Quand un tyran qui se livroit aux gens de guerre avoit laissé les citoyens exposés à leurs violences & à leurs rapines, cela ne pouvoit durer qu’un regne ; car les soldats, à force de détruire, alloient jusqu’à s’ôter à eux-mêmes leur solde. Il falloit donc songer à rétablir la discipline militaire ; entreprise qui coutoit toujours la vie à celui qui osoit la tenter.

Quand Caracalla eut été tué par les embuches de Macrin, les soldats élurent Héliogabale ; & quand ce dernier qui n’étant occupé que de ses sales voluptés, les laissoit vivre à leur fantaisie, ne put plus être souffert, ils le massacrerent. Ils tuerent de même Alexandre qui vouloit rétablir la discipline, & parloit de les punir. Ainsi un tyran qui ne s’assûroit point la vie, mais le pouvoir de faire des crimes, périssoit avec ce funeste avantage, que celui qui voudroit faire mieux périroit après lui.

Après Alexandre, on élut Maximin qui fut le premier empereur d’une origine barbare. Sa taille gigantesque & la force de son corps l’avoient fait connoître : il fut tué avec son fils par ses soldats. Les deux premiers Gordiens périrent en Afrique ; Maxime, Balbin & le troisieme Gordien furent massacrés. Philippe qui avoit fait tuer le jeune Gordien, fut tué lui-même avec son fils ; & Dèce qui fut élu en sa place, périt à son tour par la trahison de Gallus.

Ce qu’on appelloit l’empire romain dans ce siecle-là, étoit une espece de république irréguliere, telle à-peu-près que l’aristocratie d’Alger, où la milice qui a la puissance souveraine fait & défait un magistrat, qu’on appelle le dey.

Dans ces mêmes tems, les Barbares au commencement inconnus aux Romains, ensuite seulement incommodes, leur étoient devenus redoutables. Par l’événement du monde le plus extraordinaire, Rome avoit si bien anéanti tous les peuples, que lorsqu’elle fut vaincue elle-même, il sembla que la terre en eût enfanté de nouveaux pour la détruire.

Sous le regne de Gallus, un grand nombre de nations qui se rendirent ensuite plus célebres, ravagerent l’Europe ; & les Perses ayant envahi la Syrie, ne quitterent leurs conquêtes que pour conserver leur butin. Les violences des Romains avoient fait retirer les peuples du midi au nord ; tandis que la force qui les contenoit subsista, ils y resterent ; quand elle fut affoiblie, ils se répandirent de toutes parts. La même chose arriva quelques siecles après. Les conquêtes de Charlemagne & ses tyrannies avoient une seconde fois fait reculer les peuples du midi au nord : si-tôt que cet empire fut affoibli, ils se porte-