Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 14.djvu/699

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en a mis au jour. Je vais exposer en peu de mots ces différences, parce que le traité de Casaubon est latin, & qu’on n’a rien publié sur cette matiere en françois, même dans les mémoires de l’académie des Inscriptions jusqu’à ce jour, pour la décision de cette dispute.

Différence entre les satyres des Grecs, & les satyres latines. La premiere différence, dont on ne peut disconvenir, c’est que les satyres, ou poëmes satyriques des Grecs, étoient des pieces dramatiques ou de théatre, ce qu’on ne peut pas dire des satyres Romaines prises dans aucun genre. Les Latins eux-mêmes, quand ils font mention de la poésie satyrique des Grecs, lui donnent le nom de fabula, qui signifie le drame des Grecs, & n’attribuent jamais ce mot aux satyres latines.

La seconde différence vient de ce qu’il y a même quelque diversité dans le nom ; car les Grecs donnoient à leurs poëmes le nom de satyrus, ou satyri, de satyrique, de pieces satyriques, à cause des satyres, ces hôtes des bois, & ces compagnons de Bacchus qui y jouoient leur rôle, d’où vient qu’Horace appelle ceux qui en étoient les auteurs, du nom de satyrorum inscriptores ; au lieu que les Romains ont dit satira ou satura, en parlant des premiers poëmes. Cicéron appelle poema varium, les satyres de Varron, & Juvenal donne le nom de farrago à ces satyres.

La troisieme différence, est que l’introduction des Svlènes & des Satyres qui composoient les chœurs des poëmes satyriques des Grecs en constituent l’essence, tellement qu’Horace s’arrête à montrer de quelle maniere on doit y faire parler les satyres, & ce qu’on leur doit faire éviter ou conserver. On peut y ajouter l’action de ces mêmes Satyres, puisque les danses étoient si fort de l’essence de la piece, que non-seulement Aristote les y joint, mais qu’Athenée parle nommément des trois différentes sortes de danses attachées au théatre, la tragique, la comique & la satyrique.

La quatrieme différence résulte des sujets assez divers des uns & des autres. Les satyres des Grecs prenoient d’ordinaire le leur de sujets fabuleux ; des héros, par exemple, ou des demi-dieux des siecles passés. Les satyres romaines s’attachoient à reprendre les vices, ou les erreurs de leur siecle & de leur patrie ; à y jouer des particuliers de Rome, un Mutius entr’autres, & un Lupus dans Lucilius ; un Milonius, un Nomentanus dans Horace ; un Crispinus & un Locutius dans Juvenal. Je ne parle point ici de ce que ce dernier n’y épargne pas Domitien, sous le nom de Néron ; & qu’après tout, il n’y avoit rien de feint dans ces personnages, & dans les actions qu’ils en étalent, ou dans les vers qu’ils en rapportent.

La cinquieme différence paroît encore de la maniere dont les uns & les autres traitent leurs sujets, & dans le but principal qu’ils s’y proposent. Celui de la poésie satyrique des Grecs, est de tourner en ridicule des actions sérieuses ; de travestir pour ce sujet leurs dieux ou leurs héros ; d’en changer le caractere selon le besoin ; en un mot, de rire & de plaisanter : de sorte que de tels ouvrages s’appellent en grec des jeux & des jouets, joci, comme dit Horace ; & c’est à quoi contribuoient d’ailleurs leurs danses & leurs postures, au lieu que les satyres romaines, témoin celles qui nous restent, & auxquelles ce nom d’ailleurs est demeuré comme propre, avoient moins pour but de plaisanter, que d’exciter de la haine, de l’indignation, ou du mépris : en un mot elles s’attachent plus à reprendre & à mordre, qu’à faire rire ou à folâtrer. Les auteurs y prennent la qualité de censeurs, plutôt que celle de bouffons.

Je ne touche pas la différence qu’on pourroit encore alléguer de la composition diverse des unes & des autres, par rapport à la versification. Les satyres

romaines, du moins celles qui nous ont été conservées jusqu’à ce jour, ayant été écrites le plus généralement en vers héroïques ; & les poëmes satyriques des Grecs, en vers iambiques. Cette réflexion est cependant d’autant plus remarquable, qu’Horace ne trouve point d’autre différence entre l’inventeur des satyres romaines, & les auteurs de l’ancienne comédie, comme Cratinus & Eupolis, sinon que les satyres du premier étoient écrites dans un autre genre de vers.

Enfin il y a lieu, ce me semble, de s’en tenir au jugement d’Horace, de Quintilien, & d’autres auteurs anciens, qui assurent que l’invention de la satyre, à qui ce nom est demeuré particulierement appliqué chez les Romains, & depuis dans les langues vulgaires ; que cette invention, dis-je, est dûe toute entiere à Lucilius ; que c’est une sorte de poésie purement romaine, comme il y paroît, & totalement inconnue aux Grecs ; d’où je conclus hardiment, qu’on ne peut aujourd’hui être là-dessus d’aucune autre opinion.

Ce n’est pas après tout, que les satyres des Grecs, leurs danses & leurs railleries, n’aient été connues des Romains. On sait que dans leurs fêtes & dans leurs processions, il y avoit entr’autres des chœurs de Sylènes & de Satyres, vétus & parés à leur mode, & qui par leurs danses & leurs singeries, égayoient les spectateurs. La même chose se pratiquoit dans la pompe funebre des gens de qualité, & même dans les triomphes ; & ces vers licentieux & ces railleries piquantes, que les soldats qui accompagnoient la pompe chantoient contre les triomphateurs, montroient que ces sortes de jeux satyriques, si l’on me permet cette expression, furent bien connus des Romains.

Mais il est tems de venir à l’histoire particuliere de la satyre chez les Romains, & de peindre les différens caracteres de leurs poëtes célebres en ce genre.

Caracteres des poëtes satyriques romains. Ce furent les Toscans qui apporterent la satyre à Rome ; & elle n’étoit autre chose alors qu’une sorte de chanson en dialogue, dont tout le mérite consistoit dans la force & la vivacité des reparties. On les nomma satyres, parce que, dit-on, le mot latin satura, signifiant un bassin dans lequel on offroit aux dieux toutes sortes de fruits à la fois, & sans les distinguer ; il parut qu’il pourroit convenir, dans le sens figuré, à des ouvrages où tout étoit mêlé, entassé sans ordre, sans régularité, soit pour le fond, soit pour la forme.

Livius Andronicus, qui étoit grec d’origine, ayant donné à Rome des spectacles en regle, la satyre changea de forme & de nom. Elle prit quelque chose du dramatique, & paroissant sur le théatre, soit avant, soit après la grande piece, quelquefois même au milieu, on l’appelloit isode, piece d’entrée, εἰσόδιον ; ou exode, piece de sortie, ἐξόδιον ; ou piece d’entr’acte, ἔμϐολον. Voilà quelles furent les deux premieres formes de la satyre chez les Romains.

Elle reprit son premier nom sous Ennius & Pacuvius, qui parurent quelque tems après Andronicus ; mais elle le reprit à cause du mélange des formes, qui fut très-sensible dans Ennius ; puisqu’il employoit toutes sortes de vers, sans distinction, & sans s’embarrasser de les faire symmétriser entr’eux, comme on voit qu’ils symmétrisent dans les odes d’Horace.

Térentius Varron fut encore plus hardi qu’Ennius dans la satyre qu’il intitula Ménippée, à cause de sa ressemblance avec celle de Ménippe cynique grec. Il fit un mélange de vers & de prose : & par conséquent il eut droit plus que personne de nommer son ouvrage satyre, en faisant tomber la signification du mot sur la forme.

Enfin arriva Lucilius qui fixa l’état de la satyre, & la présenta telle que nous l’ont donné Horace,