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quelle Aristote donne le nom de satyrique & de danse. C’est d’elle que naquit la tragédie, qui n’eut pas seulement la même origine, mais qui en garda assez long-tems un caractere plus burlesque, pour ainsi dire, que sérieux. Quoique tirée du poëme satyrique, dit Aristote, elle ne devint grave que long-tems après. Ce fut quand ce changement lui arriva, que ce divertissement des compositions satyriques, passa de la campagne sur les théatres, & fut attaché à la tragédie même, pour en tempérer la gravité qu’on s’étoit enfin avisé de lui donner.

Comme ces spectacles étoient consacrés à l’honneur de Bacchus, le dieu de la joie, & qu’ils faisoient partie de sa fête, on crut qu’il étoit convenable d’y introduire des Satyres, ses compagnons de débauche, & de leur faire jouer un rôle également comique par leur équipage, par leurs actions & par leurs discours. On voulut par ce moyen égayer le théatre, & donner matiere de rire aux spectateurs, dans l’esprit desquels on venoit de répandre la terreur & la tristesse par des représentations tragiques. La différence qui se trouvoit entre la tragédie & les satyres des Grecs, consistoit uniquement dans le rire que la premiere n’admettoit pas, & qui étoit de l’essence de ces dernieres. C’est pourquoi Horace les appelle d’un côté, agrestes satyros, eu égard à leur origine, & risores satyros, par rapport à leur but principal.

Du tems auquel on jouoit ces pieces satyriques. Ainsi le nom de satyre ou satyri, demeura attaché parmi les Grecs, aux pieces de théatre dont nous venons de parler ; & qui d’abord furent entremélées dans les actes des tragédies, non pas tant pour en marquer les intervalles, que comme des intermedes agréables, à quoi les danses & les postures bouffonnes de ces satyres ne contribuerent pas moins que leurs discours de plaisanterie. On joua ensuite séparément ces mêmes pieces, après les représentations des tragédies ; ainsi qu’on joua à Rome, & dans le même but, les especes de farces nommées exodes. Voyez Exode.

Ces poëmes satyriques firent donc la derniere partie de ces célebres représentations des pieces dramatiques, à qui on donna le nom de tétralogie parmi les Grecs. Voyez Tétralogie.

Des personnages des satyres. Si dans les commencemens les pieces satyriques n’avoient pour acteurs que des satyres ou des sylènes, les choses changerent ensuite. Le Cyclope d’Euripide, les titres des anciennes pieces satyriques & plusieurs auteurs, nous apprennent que les dieux, ou demi dieux, & des héroïnes, comme Omphale, y trouvoient leurs places, & en faisoient même le sujet principal. Le sérieux se mêla quelquefois parmi le burlesque des acteurs qui faisoient le rôle des Sylènes ou des Satyres. En un mot, la satyrique, car on la nommoit aussi de ce nom, tenoit alors le milieu entre la tragédie & l’ancienne comédie. Elle avoit de commun avec la premiere la dignité des personnages qu’on y faisoit entrer, comme nous venons de voir, & qui d’ordinaire étoient pris des tems héroïques ; & elle participoit de l’autre, par des railleries libres & piquantes, des expressions burlesques, & un dénouement de la fable, dénouement le plus souvent gai & heureux. C’est ce que nous apprend le grand commentateur grec d’Homere, Eusthathius. C’est le propre du poëme satyrique, nous dit-il, de tenir le milieu entre le tragique & le comique. Voilà presque le comique larmoyant de nos jours, dont l’origine est toute grecque, sans que nous nous en fussions douté.

Différence entre les pieces satyriques & comiques. Quelque rapport qu’il y eût entre les pieces satyriques & celles de l’ancienne comédie, je ne crois pas qu’elles aient été confondues par des auteurs anciens. Il restoit des différences assez grandes qui les distinguoient, soit à l’égard des sujets qui dans les pieces

satyriques étoient pris d’ordinaire des fables anciennes, & des demi-dieux ou des héros, soit en ce que les satyres y intervinrent avec leurs danses, & dans l’équipage qui leur est propre, soit de ce que leurs plaisanteries avoient plutôt pour but de divertir & de faire rire, que de mordre & de tourner en ridicule leurs concitoyens, leurs villes & leurs pays, comme Horace dit de Lucilius, l’imitateur d’Aristophane & de ses pareils. J’ajoute que la composition n’en étoit pas la même, & que l’ancienne comédie ne se lia point aux vers Iambiques, comme firent les pieces satyriques des Grecs. Concluons que ce fut aux poëmes dramatiques, dans lesquels intervenoient des Satyres avec leurs danses & leurs équipages, que demeura attaché parmi les Grecs le même nom de satyre, celui de satyrique ou de pieces satyriques, σατύροι, σατυρικὰ δράματα.

Des satyres romaines. Ce fut parmi les Romains que le mot de satyre, de quelque maniere qu’on l’écrive, satira, satyra, satura, ou quelque origine qu’on lui donne, fut appliqué à des compositions différentes, & d’autre nature que les poëmes satyriques des Grecs, c’est-à-dire qui n’étoient, comme ceux-ci, ni dramatiques, ni accompagnés de Satyres, de leurs équipages & de leurs danses, ni faites d’ailleurs dans le même but. On donna ce nom à Rome, en premier lieu à un poëme réglé & mêlé de plaisanteries, & qui eut cours avant même que les pieces dramatiques y fussent connues, mais qui cessa ou y changea de nom, & fit place à d’autres passetems, comme on l’apprend de Tite-Live.

On communiqua ensuite le nom de satyre à un poëme mêlé de diverses sortes de vers, & attaché à plus d’un sujet, comme firent les satyres d’Ennius, ou comme Cicéron l’appelle, poëma varium & elegans, en parlant de celles de Varron, qui étoient tout ensemble un mélange de vers & de pieces de littérature & de philosophie, dont il nous apprend lui-même dans cet orateur, le but & la variété.

On donna enfin ce nom de satyre au poëme de Lucilius, qui au rapport d’un de ses imitateurs, avoit tout le caractere de l’ancienne comédie ; hinc omnis pendet Lucilius, c’est-à-dire par la même licence qu’il s’y donna, d’y reprendre non-seulement les vices en général, mais les vicieux de son tems d’entre ses citoyens, sans y épargner même les noms des magistrats & des grands de Rome.

Ce fut là, si on en croit Horace & bien d’autres, la premiere origine & le premier auteur de ce poëme inconnu aux Grecs, à qui le nom de satyre demeura comme propre & attaché parmi les Romains, & tel qu’il l’est encore aujourd’hui dans l’usage des langues vulgaires. C’est aussi sur ce modele que furent formés ensuite, comme on sait, les satyres du même Horace, de Perse & de Juvenal, sans toucher ici au caractere particulier que chacun d’eux y apporta, suivant son génie, ou celui de son siecle. Et c’est enfin sur ces grands exemples que les auteurs modernes françois, italiens, anglois & autres, ont formé les poëmes qu’ils ont publiés sous ce même nom de satyres.

Je laisse maintenant à juger de la contestation de deux savans critiques du siecle passé, dont l’un Casaubon, prétend que la satyre des Romains n’a rien de commun avec les pieces satyriques des Grecs, ni dans l’origine & la signification du mot, ni dans la chose, c’est-à-dire dans la matiere & dans la forme ; & dont l’autre, Daniel Heinsius, au contraire, y croit trouver une même origine, une même matiere, une même forme & un même but. Il est certain qu’il y a des différences trop essentielles entre les unes & les autres pour les confondre ; & par conséquent, l’on doit plutôt s’en rapporter au sentiment de Casaubon, qui a le premier débrouillé cette matiere dans le traité qu’il