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les anciennes traditions. La théologie romaine subsistoit dans son entier. Denys d’Halicarnasse, qui étoit témoin du fait, dit qu’il la préféroit à la théologie greque, parce que celle-ci répandoit parmi le peuple le mépris des dieux, & l’imitation des crimes dont ils étoient coupables. Rome vouloit des dieux sages.

Elle se fit des dieux aussi-bien que la Grece, mais des dieux utiles. Palès fut invoquée pour les troupeaux, Vertume & Pomone pour les fruits, les dieux Lares pour les maisons, le dieu Terme pour les bornes des processions. L’Hébé greque devint la déesse tutélaire de la jeunesse. Si les dieux nuptiaux dans les mariages, les Nixii dans les accouchemens, la déesse Horta dans les actions honnêtes, Strenna dans les actions de force ; si ces divinités, & tant d’autres inconnues aux Grecs, partagerent l’encens des Romains, ce fut à titre d’utilité. Il semble que dès les premiers tems, les Romains se conduisirent par cette maxime de Cicéron, qu’il est de la nature des dieux de faire du bien aux hommes.

C’est sur ce principe, qu’ils diviniserent la concorde, la paix, le salut, la liberté. Les vertus ne furent pas oubliées, la prudence, la piété, le courage, la foi, autant d’êtres moraux qui furent personnifiés, autant de temples ; & Cicéron trouve cela fort bien, parce qu’il faut, dit-il, que les hommes regardent les vertus comme des divinités qui habitent dans leurs ames. Les Grecs furent plus sobres dans cet ordre de divinités. Pausanias ne fait mention que d’un temple qu’ils éleverent à la miséricorde.

Mais on est peut-être surpris de voir les Romains sacrifier à la Peur, à la Fievre, à la Tempête, & aux dieux des enfers ; ils ne s’écartoient pourtant pas de leur système. Ils invoquoient ces divinités nuisibles pour les empêcher de nuire. On ne finiroit pas si on vouloit faire le dénombrement de tous les dieux que Rome associa aux dieux de la Grece ; jamais aucune ville greque ou barbare n’en eut tant. La Quartille de Pétrone s’en plaignoit en disant, qu’on y trouvoit plus facilement un dieu qu’un homme. La capitale du monde se regardoit comme le sanctuaire de tous les dieux. Mais malgré ce polythéisme si excessif, on lui doit cette justice, qu’elle écarta de la nature divine l’inutilité, le vice, la foiblesse, la corporalité. Des dieux utiles, des dieux sages, des dieux sorts, des dieux dégagés de la matiere, furent des dieux plus respectables. Rome ne s’en tint pas là : les dogmes qu’elle adopta furent plus sensés. C’est ce que nous allons prouver.

Dans toute religion, les dogmes vraiment intéressans sont ceux qui tiennent aux mœurs, au bonheur ou au malheur. L’homme est libre sous l’action des dieux ? Sera-t-il heureux en quittant cette terre, & s’il est malheureux, le sera-t-il éternellement ? Voilà les questions qu’ont agité les hommes dans tous les tems, & qui les inquiéteront toujours, s’ils n’ont recours à la vraie religion.

Les Grecs étoient fatalistes, fatalistes de la plus mauvaise espece ; car selon eux, les dieux enchaînoient les événemens : ce n’est pas tout, ils poussoient les hommes au crime : écoutons Homere ; il a beau nous dire au commencement de l’Odyssée que les amis d’Ulysse doivent leur perte à leur propre folie, on lit cent autres endroits où le fatalisme se déclare ouvertement. C’est Vénus qui allume dans le cœur de Pâris & d’Hercule ce feu criminel qui fait tant de ravages ; le bon Priam console Hélene en imputant tout aux dieux. Ce sont des dieux ennemis qui sement la haine & la discorde entre Achille & Agamemnon, le sage Nestor n’en doute pas. C’est Minerve, qui de concert avec Junon, dirige la fleche perfide de Pandarus, pour rompre une treve solemnellement jurée. C’est Jupiter, qui après la prise de Troie, conduit la hache de Clytemnestre sur la tête d’Agamemnon. On ne sauroit tout dire.

Qu’on ouvre le poëme des Romains, Virgile ne met pas sur le compte des dieux, le crime de Pâris. Hélene aux yeux d’Enée n’est qu’une femme coupable qui mérite la mort. Les femmes criminelles que le héros troyen contemple dans le tartare, l’impie Salmonée, l’audacieux Tytie, l’insolent Ixion, le cruel Tantale, n’ont rien à reprocher aux dieux. Rhadamante les obligea eux-mêmes à confesser leurs forfaits. Ce n’étoit pas là le langage de Phedre, d’Astrée, d’Oreste, d’Œdipe, sur le théatre d’Athènes. On n’y entendoit qu’emportement contre les dieux auteurs des crimes. Si la scene romaine a copié ces blasphèmes, il ne faut pas les prendre pour les sentimens de Rome. Séneque & les autres tragiques faisoient précisément ce que nous faisons aujourd’hui. Phédre, Œdipe se plaignent aussi des dieux sur notre théatre ; & nous ne sommes pas fatalistes, mais ceux qui nous ont donné le ton, & aux Romains avant nous ; les Grecs parloient le langage de leur religion.

La religion romaine proposoit en tout l’intervention des dieux, mais en tout ce qui étoit bon & honnête. Les dieux ne forçoient pas le lâche à être brave, & encore moins le brave à être lâche ; c’est le précis de la harangue de Posthumius, sur le point de livrer bataille aux Tarquins : les dieux, dit-il, nous doivent leurs secours, parce que nous combattons pour la justice ; mais sachez qu’ils ne tendent la main qu’à ceux qui combattent vailamment, & jamais aux lâches.

Le dogme de la fatalité ne passa d’Athènes à Rome qu’au tems de Scipion l’africain, Panaetius l’apporta de l’école stoïcienne ; mais ce ne fut qu’une opinion philosophique adoptée par les uns, combattue par les autres, sur-tout par Cicéron dans son livre de fato. La religion ne l’enseigna point ; & ceux qui l’embrasserent ne s’en servirent jamais pour enchaîner la volonté de l’homme. Epictete assurément ne croyoit pas que des dieux eussent forcé Néron à faire éventrer sa mere.

Il est étonnant que la religion grecque ayant attribué aux dieux la méchanceté des hommes, ait creusé le tartare pour y punir des vicieux sans crime. Il l’est peut-être encore plus, qu’elle les ait condamnés à des tourmens éternels. Tantale mourra toujours de soif au milieu des eaux : Sisyphe roulera éternellement son rocher ; jamais les vautours n’abandonneront les entrailles de Tytie. Ces profonds & ténébreux abîmes, ces cavernes affreuses de fer & d’airain, dont Jupiter menace les dieux mêmes, ne rendent pas leurs victimes. L’enfer des Romains laisse échapper les siennes : il ne retient que les scélérats du premier ordre, un Salmonée, un Ixion, qui se sont abandonnés à des crimes énormes ; lorsqu’Enée y descend, il en apprend les secrets. Toutes les ames, lui dit Anchise, ont contracté des souillures par leur commerce avec la matiere, il faut les purifier ; les unes suspendues au grand air sont le jouet des vents ; les autres plongées dans un lac, expient leurs fautes par l’eau ; celles-là par le feu ; ensuite on nous envoye dans l’élisée. Il en est qui retournent sur la terre en prenant d’autres corps : Enée qui ne connoît que les dogmes grecs, s’écrie : ô, mon pere, est-il possible que des ames sortent d’ici pour revoir le jour ? Voyez, reprend Anchise, ce guerrier dont le casque est orné d’une double aigrette ; c’est Romulus. Voilà Numa, contemplez Brutus, Camille, Scipion, tous ces héros paroîtront effectivement à la lumiere, pour porter la gloire de notre nom & celle de Rome aux extrémités de la terre.

L’élisée des Grecs étoit encore plus mal imaginé que le tartare : toutes les ames qui viennent aux yeux d’Ulysse, la sage Anticlée, la belle Tyro, la vertueuse Antiope, l’incomparable Alcmene, toutes ont une contenance triste, toutes pleurent. Le brave Antiloque, le divin Ajax, le grand Agamemnon,