Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 14.djvu/86

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poussent autant de soupirs qu’ils prononcent de paroles ; Achille lui-même répand des larmes ; Ulysse en est surpris : Quoi, vous le plus excellent des Grecs ! vous que nous regardions comme égal aux dieux ! n’avez-vous pas un grand empire ? n’êtes-vous pas heureux ? Que répond-il ? J’aimerois mieux labourer la terre, & servir le plus pauvre des vivans, que de commander aux morts. Quel séjour pour la félicité ! quel élisée ! qu’il est différent de ce lieu délicieux, où le héros troyen trouve son pere Anchise, & tous ceux qui ont aimé la vertu, ces jardins agréables, ces vallons verdoyans, ces bosquets enchantés, cet air toujours pur, ce ciel toujours serain, où l’on voit luire un autre soleil, & d’autres astres ! C’est ainsi que les Romains en corrigeant les dogmes grecs, les rendirent plus sensés.

C’est ainsi encore que le merveilleux qu’ils réformerent, fut moins fanatique : ce goût de réforme n’a rien de singulier dans une religion qui s’établit sur une autre. Toute religion a son merveilleux : celui de la Grece se montroit dans les songes, les oracles, les augures, & les prodiges. Rome connut peu ces songes mystérieux qui descendoient du trône de Jupiter pour éclairer les mortels ; Romulus n’eût pas comme Agamemnon livré un combat sur la foi d’un songe ; on n’auroit pas compté à Rome sur la mort du tyran de Phérès, parce qu’Eudème l’avoit rêvé ; & le sénat n’auroit pas fait ce que fit l’Aréopage, lorsque Sophocle vint dire qu’il avoit vu en songe le voleur qui avoit enlevé la coupe d’or dans le temple d’Hercule ; l’accusé fut arrêté sur-le-champ, & appliqué à la question. Dans la Grece on se préparoit aux songes par des prieres & des sacrifices ; après quoi on s’endormoit sur les peaux des victimes pour les recevoir. C’est de-là que le temple de Podalirius tira sa célebérité, aussi-bien que celui d’Amphiaraüs, ce grand interprete des songes, à qui on déféra les honneurs divins.

Ces temples, ces victimes, ces ministres pour les songes, marquoient un point de religion bien décidé. Rome n’avoit pour eux aucun appareil de religion : ce bois sacré dont parle Virgile, où le roi Latinus alla rêver mystérieusement, en se couchant à côté du prêtre, n’avoit plus de réputation lorsque Rome sut bâtie. Si quelques songes y firent du bruit, & produisirent des événemens, on n’avoit pas été les chercher dans les temples ; ils étoient venus d’eux-mêmes, accompagnés de quelque circonstance frappante, sans quoi on n’en auroit pas tenu compte. Ce cultivateur qui se fit apporter mourant au sénat, en annonçant de la part de Jupiter qu’il falloit recommencer les jeux, n’auroit remporté que du mépris, s’il n’eût recouvré subitement la santé, en racontant sa vision. En un mot, les Romains ne donnoient dans les songes que comme toute autre nation qui s’en affecteroit peu, qui ne les nieroit pas absolument, mais qui ne croiroit que rarement, & toujours avec crainte de tomber dans le faux ; au lieu que les Grecs en faisoient un merveilleux essentiel à leur religion, un ressort à leur gouvernement. Ceux qui gouvernoient Sparte, couchoient dans le temple de Pasiphaé, pour être éclairés par les songes.

Le fanatisme des oracles fut encore plus grand dans la Grece ; les payens ont reconnu dans les oracles la voix des dieux ; plusieurs chrétiens l’œuvre du démon ; les Philosophes & les politiques n’y ont vu que des fourberies des prêtres, ou tout au plus des vapeurs de la terre, qui agitoient une prêtresse sur son trépié, sans qu’elle en fût plus savante sur l’avenir. Quoi qu’il en soit, Claros, Delphes, Dodone, & tant d’autres temples à oracles, tournoient toutes les têtes de la Grece. Peuples, magistrats, généraux d’armée, rois, tous y cherchoient leur sort, & celui de l’état. Ce fanatisme fut très-petit à Rome ;

la religion avoit presque sa consistence dès le tems de Numa : on ne lit rien dans ses institutions qui regarde les oracles. Le premier romain qui les consulta, fut Tarquin le superbe, en envoyant ses deux fils à Delphes, pour apprendre la cause & le remede d’une maladie terrible qui enlevoit la jeunesse. Voilà bien du tems écoulé depuis Romulus sans la religion des oracles : il s’en établit enfin quelques-unes en Italie ; mais leur fortune ne fut pas grande. On n’avoit pas ces colombes fatidiques, ces chênes parlans, ces bassins d’airain qui avoient aussi leur langage ; ni cette Pythie qu’un Dieu possédoit, ni ces antres mystérieux où l’on éprouvoit des entraînemens subits, des ravissemens, des communications avec le ciel. Disons mieux, on n’avoit pas les têtes grecques ; tant de fanatisme & d’enthousiasme n’étoit pas fait pour les imaginations romaines, qui étoient plus froides. Ce n’est pas qu’on ne se tournât quelquefois du côté des oracles. Auguste alla interroger celui de Delphes, & Germanicus celui de Claros : mais des oracles éloignés, & si rarement consultés, ne pouvoient guere établir leur crédit à Rome, & s’incorporer à la religion.

Je dis plus : le peu de succès des oracles du pays, avoient apparemment décrédité les autres : l’histoire les nomme, & se tait sur leur mérite ; ce silence ne marque pas une grande vogue. Ils étoient d’ailleurs en petit nombre ; celui de Pise, celui du Vatican, celui de Padoue ; c’est presque les avoir tous cités. On ne s’en seroit pas tenu à si peu, si on y avoit eu beaucoup de foi. La Grece en comptoit plus de cent, & tous en grande réputation ; ils gouvernoient : s’ils gagnerent quelques particuliers à Rome, ils ne gouvernerent jamais Rome : ce n’étoit pas-là sa folie ; elle la mettoit dans les divinations étrusques, & dans les livres sybillins.

Les divinations étrusques comprenoient les augures & les aruspices. Le collége des augures institué par Romulus, confirmé par Numa, fut révéré par les consuls qui succéderent aux rois ; l’augurat étoit donc un établissement en regle, une dignité, un pouvoir, qu’on ne pouvoit pas exercer sans être avoué de l’état ; au lieu que dans la Grece, un fanatique, un charlatan, s’érigeoit de lui-même en augure. A Rome on se formoit à la divination : ce fameux augure qui prouva sa science à Tarquin l’ancien, en coupant une pierre avec un rasoir ; Attius Navius s’étoit endoctriné sous un maître étrusque, le plus habile qui fût alors ; & dans la suite le sénat envoya des éleves en Etrurie comme à la source, éleves tirés des premieres familles. La Grece n’avoit point d’école de divination ; elle n’en avoit pas besoin, parce que l’esprit d’Apollon souffloit où il vouloit. Hélénus qui avoit toute autre chose à faire (il étoit fils d’un grand roi), s’en trouve tout-à-coup possédé ; le voilà augure.

A Rome, l’augurat n’étoit destiné qu’aux hommes, parce qu’il demandoit du travail, & une étude suivie : dans la Grece où l’inspiration faisoit tout, les femmes y étoient aussi propres que les hommes, & peut-être encore plus. Le nom de Cassandre est célebre ; & Cicéron demande, pourquoi cette princesse en fureur découvre l’avenir, tandis que Priam son pere, dans la tranquillité de sa raison, n’y voit rien. La divination des Grecs étoit donc une fureur divine, & celle des Romains une science froide, qui avoit ses regles & ses principes. La fausseté étoit sans doute égale de part & d’autre : mais je demande de quel côté le fanatisme se montroit le plus. Il y a bien de l’apparence que l’enthousiasme augural des Grecs, n’auroit pas mieux réussi à Rome, que les oracles ; il falloit aux Romains, nation solide & sérieuse, un air de sagesse jusques dans leur folie.

Le fanatisme éclatoit encore plus dans les prodi-