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ils avoient fort peu de célébrité ; j’appelle oracles parlans, ceux où l’on prétendoit que la divinité consultée de vive voix, répondoit de la même maniere par l’organe d’un prêtre, ou d’une prétresse qu’elle inspiroit. L’oracle de Delphes qui fut le premier des oracles parlans, ne répondoit qu’un seul jour dans l’année, le septieme du mois busios, usage qui subsista même assez long-tems : ainsi on imagina pour la commodité de ceux qui vouloient connoître l’avenir, de dresser des recueils d’oracles ou de prédictions écrites, que pouvoient consulter les curieux qui n’avoient pas le loisir d’attendre. Ces prédictions, conçues en termes vagues & ambigus, comme ceux des oracles parlans, étoient expliquées par des devins particuliers, qu’on nommoit chresmologues, ou interpretes d’oracles.

On trouve dans les anciens écrivains trois différens recueils de cette espece, celui de Musée, celui de Bacis, & celui de la Sibylle. Quoique ce dernier ait été beaucoup plus célébre chez les Romains que chez les Grecs, on voit néanmoins par les ouvrages de ces derniers, qu’ils ne laissoient pas d’en faire usage. Il falloit même que ces prédictions fussent très-connues aux Athéniens, puisque le poëte Aristophane en fait le sujet de ses plaisanteries dans deux des comédies qui nous restent de lui.

Différens pays, & différens siecles avoient eu leurs sibylles : on conservoit à Rome avec le plus grand soin les prédictions de celle de Cumes, & on les consultoit avec appareil dans les occasions importantes ; cependant les écrivains de cette ville, Pline, l. XIII. c. xiij, & Denis d’Halicarnasse, l. I, c. iv. ne sont d’acord sur le nombre des livres qui composoient ce recueil, ni sur le roi auquel il fut présenté. Ils s’accordent seulement à dire que Tarquin, soit le premier, soit le second de ceux qui ont porté ce nom, fit enfermer ce recueil dans un coffre de pierre, qu’il le déposa dans un souterrain du temple de Junon au capitole, & qu’il commit à la garde de ces vers qu’on prétendoit contenir le destin de Rome, deux magistrats sous le titre de duumviri sacris faciundis, auxquels il étoit défendu de les communiquer, & à qui même il n’étoit permis de les consulter que par l’ordre du roi, & dans la suite par celui du sénat. Cette charge étoit une espece de sacerdoce ou de magistrature sacrée, qui jouissoit de plusieurs exemptions, & qui duroit autant que la vie.

Quand les plébéïens eurent été admis à partager les emplois avec les patriciens, l’an 366 avant J. C. on augmenta le nombre de ces interpretes des destinées de la nation, comme les appelle P. Decius dans Tîte-Live, fatorum populi Romani interpretes. On les porta jusqu’à dix, dont cinq seulement étoient patriciens, & alors on les nomma décemvirs. Dans la suite, ce nombre fut encore accru de cinq personnes, & on les appella quindécemvirs. L’époque précise de ce dernier changement, n’est pas connue ; mais comme une lettre de Célius à Cicéron, épist. famil. l. VIII, c. iv, nous apprend que le quindécimvirat est plus ancien que la dictature de Jules César, on peut conjecturer que le changement s’étoit fait sous Sylla.

Ces magistrats que Cicéron nommoit tantôt sibyllinorum interpretes tantôt, sibyllini sacerdotes, ne pouvoient consulter les livres sibyllins sans un ordre exprès du sénat, & de-là vient l’expression si souvent répétée dans Tite-Live libros adire jussi sunt. Ces quindécimvirs étant les seuls à qui la lecture de ces livres fut permise, leur rapport étoit reçu sans examen, & le sénat ordonnoit en conséquence, ce qu’il croyoit convenable de faire. Cette consultation ne se faisoit que lorsqu’il s’agissoit de rassurer les esprits allarmés, par la nouvelle de quelques présages fâcheux, ou par la vue d’un danger dont la ré-

publique sembloit être ménacée : ad deponendas potius quàm ad suscipiendas religiones, dit Cicéron ; &

afin de connoître ce qu’on devoit faire pour appaiser les dieux irrités, & pour détourner l’effet de leurs menaces, comme l’observent Varron & Tite-Live.

La réponse des livres sibyllins étoit communément, que pour se rendre la divinité favorable, il falloit instituer une nouvelle fête, ajouter de nouvelles cérémonies aux anciennes, immoler telles ou telles victimes, &c. Quelquefois mêmes les prêtres sibyllins jugeoient, qu’on ne pouvoit détourner l’effet du courroux céleste que par des sacrifices barbares, & immolant des victimes humaines. Nous en trouvons un exemple dans les deux premieres guerres puniques, les années 227 & 217 avant J. C.

Les décemvirs ayant vu dans les livres sibyllins que des Gaulois & des Grecs s’empareroient de la ville, urbem occupaturos, on imagina que, pour détourner l’effet de cette prédiction, il falloit enterrer vif dans la place, un homme & une femme de chacune de ces deux nations, & leur faire prendre ainsi possession de la ville. Toute puérile qu’étoit cette interprétation, un très-grand nombre d’exemples nous montre que les principes de l’art divinatoire admettoient ces sortes d’accommodemens avec la destinée.

Le recueil des vers sibyllins déposé par l’un des Tarquins dans le capitole, périt comme on l’a vu au tems de la guerre sociale, dans l’embrasement de ce temple en 671. Mais on se hâta de remédier à la perte qu’on venoit de faire, & dès l’an 76 avant J. C. le sénat sur la proposition des consuls Octavius & Curion, chargea trois députés d’aller chercher dans la ville d’Erithrée, ce qu’on y conservoit des anciennes prédictions de la sibylle. Varron & Fenestella cités par Lactance, ne parlent que d’Eritrée ; mais Denis d’Halicarnasse & Tacite ajoutent les villes grecques de la Sicile & de l’Italie.

Tacite qui devoit être instruit de l’histoire des livres sibyllins, puisqu’il étoit du corps des quindecimvirs, dit qu’après le retour des députés, on chargea les prêtres sibyllins de faire l’examen des différens morceaux qu’on avoit rapportés ; & Varron assuroit selon Denis d’Halicarnasse, que la regle qu’ils avoient suivie, étoit de rejetter comme faux tous ceux qui n’étoient pas assujettis à la méthode acrostiche. Nous indiquerons dans la suite quelle étoit cette méthode.

Auguste étant devenu souverain pontife, après la mort de Lepidus, ordonna une recherche de tous les écrits prophétiques, soit grecs, soit latins, qui se trouvoient entre les mains des particuliers, & dont les mécontens pouvoient abuser pour troubler sa nouvelle domination. Ces livres remis au préteur, montoient à deux mille volumes qui furent brûlés ; & l’on ne conserva que les vers sibyllins, dont on fit même une nouvelle révision.

Comme l’exemplaire écrit au tems de Sylla commençoit à s’altérer, Auguste chargea encore les quindecimvirs d’en faire une copie de leur propre main, & sans laisser voir ce livre à ceux qui n’étoient pas de leur corps. On croit que, pour donner un air plus antique & plus vénérable à leur copie, ils l’écrivirent sur ces toiles préparées qui composoient les anciens libri lintei, avant qu’on connût dans l’occident l’usage du papier d’Egypte, & avant qu’on eût découvert à Pergame l’art de préparer le parchemin, carta Pergamena.

Cet exemplaire des vers sibyllins fut enfermé dans deux coffrets dorés, & placés dans la base de la statue d’Apollon Palatin, pour n’en être tiré que dans les cas extraordinaires.

Il seroit inutile de suivre les différentes consultations de ces livres, marquées dans l’histoire romaine ; mais nous croyons devoir nous arrêter sur celle