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contre le polythéisme & contre l’idolâtrie ; & partout on y établit, ou du moins on y suppose l’unité de Dieu. Presque aucun de ces morceaux n’a pû sortir de la plume d’un payen ; quelques-uns peuvent avoir été faits par des Juifs, mais le plus grand nombre respire le christianisme ; il suffit de les lire pour s’en convaincre.

3°. Les prédictions des vers sibyllins conservés à Rome, & celles qui étoient répandues dans la Grece, dès le tems d’Aristophane & de Platon, étoient, comme l’observent Cicéron & Boëthus, des prédictions vagues, applicables à tous les tems & à tous les lieux ; elles se pouvoient ajuster avec des événemens opposés : ut idem versus aliàs in aliam rem posse accomodari viderentur ..... ut, quodcumque accidisset, prædictum videretur. Au contraire dans la nouvelle collection tout est si bien circonstancié, qu’on ne peut se méprendre aux faits que l’auteur avoit en vûe. S’il ne nomme pas toujours les villes, les pays & les peuples dont il veut parler, il les désigne si clairement qu’on ne sauroit les méconnoître, & le plus souvent il indique le tems où ces choses sont arrivées d’une maniere qui n’est point susceptible d’équivoque.

4°. Les anciens oracles sibyllins gardés à Rome étoient écrits de telle sorte qu’en réunissant les lettres initiales des vers qui composoient chaque article, on y retrouvoit le premier vers de ce même article. Le nouveau recueil n’offre aucun exemple de cette méthode, car l’acrostiche inséré dans le huitieme livre, & qui est emprunté d’un discours de l’empereur Constantin, est d’une espece différente. Il consiste en trente-quatre vers, dont les lettres initiales forment Ἰησοῦς Χριστὸς Θεοῦ ὑὸς σωτὴρ σταυρὸς, mais ces mots ne se trouvent point dans le premier vers.

5°. Les nouveaux vers sibyllins contiennent des choses qui n’ont pu être écrites que par un homme instruit des dogmes du Christianisme, & des détails de l’histoire de Jesus-Christ rapportés par les évangélistes. L’auteur se dit même dans un endroit enfant du Christ : ailleurs il assûre que ce Christ est le fils du Très-haut, & il désigne son nom par le nombre 888, valeur numérale des lettres du mot Ἰησοῦς dans l’alphabet grec.

6°. Quoique les morceaux qui forment ce recueil puissent avoir été composés en différens tems, celui auquel on a mis la derniere main à la compilation se trouve clairement indiqué dans le cinquieme & dans le huitieme livre. On fait dire à la sibylle que l’empire romain aura quinze rois : les quatorze premiers sont désignés par la valeur numérale de la premiere lettre de leur nom dans l’alphabet grec. Elle ajoute que le quinzieme, qui sera, dit-on, un homme à tête blanche, portera le nom d’une mer voisine de Rome : le quinzieme des empereurs romains est Hadrien, & le golfe adriatique est la mer dont il porte le nom. De ce prince, continue la sibylle, il en sortira trois autres qui régiront l’empire en même tems ; mais à la fin, un seul d’entr’eux en restera possesseur. Ces trois rejettons, κλάδοι, comme la sibylle les appelle, sont Antonin, Marc-Aurele & Lucius-Vérus, & elle fait allusion aux adoptions & aux associations qui les unirent. Marc-Aurele se trouva seul maître de l’empire à la mort de Lucius-Vérus, arrivée au commencement de l’an 169, & il le gouverna sans collegue l’an 177, qu’il s’associa son fils Commode. Comme il n’y a rien qui puisse avoir quelque rapport avec ce nouveau collegue de Marc-Aurele, il est visible que la compilation doit avoir été faite entre les années 169 & 177 de Jesus-Christ.

7°. On trouve encore un autre caractere chronologique, mais moins précis dans le huitieme livre. Il y est dit que la ville de Rome, Ῥώμη, subsistera pendant neuf cens quarante-huit ans seulement, suivant la valeur des lettres numérales de son nom, après

quoi elle deviendra une ruine, ῥύμη. Cette destruction de Rome est annoncée dans presque tous les livres du recueil, mais sa date n’est marquée qu’en ce seul endroit. Nous lisons dans l’histoire de Dion, qu’au tems de Tibere il courut sur la durée de Rome une prédiction attribuée à la sibylle, où cette durée étoit fixée à neuf cens ans. Cet oracle attira l’attention de Tibere, & occasionna une nouvelle recherche des vers sibyllins conservés par les particuliers ; cependant on ne comptoit alors que l’an 772 de la fondation de Rome, & on ne devoit pas être fort alarmé. Cette réflexion de l’historien nous montre que l’addition de quarante-huit ans avoit été faite à dessein par quelqu’un qui écrivoit après l’an 900 de Rome, 148 de Jesus-Christ, mais avant l’an 196 : la valeur numérale des lettres du mot Ῥώμη étoit sans doute ce qui l’avoit déterminé à préférer le nombre de 948.

Josephe, dans ses antiquités judaïques, liv. XX. chap. xvj. composées depuis les livres de la guerre des juifs & vers la treizieme année de Domitien l’an 93 de l’ere vulgaire, cite un ouvrage de la sibylle ou l’on parloit de la tour de Babel & de la confusion des langues, à-peu-près comme dans la Genèse ; si, dans le tems auquel écrivoit Josephe, cet ouvrage de la sibylle n’eût pas déja passé pour ancien, s’il n’eût pas été dans les mains des Grecs, l’historien juif ne l’auroit pas cité en confirmation du récit de Moïse. Il résulte de-là que les Chrétiens ne sont pas les premiers auteurs de la supposition des livres sibyllins. Josephe ne rapportant pas les paroles mêmes de la sibylle, nous ne sommes plus en état de vérifier si ce qui est dit de ce même événement dans notre collection étoit tiré de l’ouvrage que cite Josephe ; mais on est sûr que plusieurs des vers attribués à la sibylle dans l’exhortation qui se trouve parmi les œuvres de S. Justin, dans l’ouvrage de Théophile d’Antioche, dans Clément d’Alexandrie, & dans quelques autres peres, ne se lisent point dans notre recueil ; & comme la plûpart de ces vers ne portent aucun caractere de christianisme, il seroit possible qu’ils fussent l’ouvrage de quelque juif platonisant.

Lorsqu’on acheva sous M. Aurele la compilation des vers sibyllins, il y avoit déja quelque tems que les sibylles avoient acquis un certain crédit parmi les Chrétiens. Nous en avons la preuve dans deux passages de Celse, & dans les réponses que lui fait Origene. Celse qui écrivoit sous Hadrien & sous ses successeurs, parlant des différentes sectes qui partageoient les Chrétiens, supposoit une secte de Sibyllistes ; sur quoi Origene observe qu’à la vérité ceux d’entre les Chrétiens qui ne vouloient pas regarder la sibylle comme une prophétesse, désignoient par ce nom les partisans de l’opinion contraire ; mais qu’on n’avoit jamais connu de sectes particulieres des Sibyllistes. Celse reproche aux Chrétiens dans le second passage d’avoir corrompu le texte des vers sibyllins, desquels, leur dit-il, quelques-uns d’entre vous emploient les témoignages, ἔχρονταί τινες ὑμῶν, & vous les avez corrompus, ajoute-t-il, pour y mettre des blasphèmes. Il entendoit par-là sans doute les invectives contre le polythéisme & contre l’idolâtrie. Origene se contente de répondre au reproche, en défiant Celse de produire d’anciens exemplaires non-altérés.

Ces passages de Celse & d’Origene semblent prouver deux choses ; 1°. que l’authenticité de ces prédictions n’étoit point alors mise en question, & qu’elle étoit également supposée par les païens & par les Chrétiens ; 2°. que parmi ces derniers il y en avoit seulement quelques-uns, τίνες, qui regardoient les sibylles comme des prophétesses, & que les autres chrétiens blâmant la simplicité de ces hommes crédules, leur donnoient l’épithete de Sibyllistes.