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Plutarque nous a conservé dans la vie de Démosthène, un de ces oracles qui couroient dans la Grece sous le nom de la Sibylle ; c’est à l’occasion de la défaite des Athéniens, près de Chéronée ; on étoit, dit Plutarque, dans une grande inquiétude avant la bataille, à cause d’un oracle dont tout le monde s’entretenoit : « Puissai-je, disoit-il, m’éloigner de la bataille du Thermodon, & devenir un aigle pour contempler du haut des nues ce combat, où le vaincu pleurera, & où le vainqueur trouvera sa perte ». Il étoit bien difficile d’appliquer cet oracle à la défaite de Chéronée ; 1°. il falloit trouver un Thermodon auprès du champ de bataille ; & Plutarque qui étoit de Chéronée même, avoue qu’il n’a pu découvrir dans les environs de cette ville, ni ruisseaux, ni torrent de ce nom. 2°. Le vainqueur ne trouva point sa perte à cette bataille, & même il n’y fut pas blessé.

Lorsqu’on examinera les prédictions des oracles les plus accrédités, celles de la Pythie, de Musée, de Bacis, de la sibylle, &c. rapportées dans les anciens, on trouvera toujours que Cicéron, liv. II. n. 56. de divinat. a raison de dire, que celles qui n’ont pas été faites après-coup, étoient obscures & équivoques, & que si quelques-unes n’avoient pas été démenties par l’événement, c’étoient au hasard qu’elles le devoient.

Quelque absurdes que fussent les conséquences que les partisans du surnaturel de la divination se trouvoient obligés de soutenir dans les controverses philosophiques, ils étoient excusables jusqu’à un certain point. Le principe qu’ils défendoient, faisoit chez eux une partie essentielle de la religion commune ; ce principe une fois admis, l’absurdité des conséquences ne devoit point arrêter des hommes religieux. Mais que dire de ces rusés politiques, qui pour couvrir les desseins de leur ambition, forgeoient à leur gré des oracles sibyllins ? C’est ainsi que P. Lentulus Sura, un des chefs de la conjuration catilinaire n’eut point de honte de semer comme vraie, une prétendue prédiction des sibylles, annonçant que trois Cornéliens jouiroient à Rome de la souveraine puissance.

Sylla & Cinna, tous deux de la famille Cornélienne, avoient déja vérifié une partie de la prédiction. Lentulus qui étoit de la même famille, répandit dans le public que l’oracle devoit avoir son accomplissement dans sa personne ; & peut-être eût-il réussi sans l’heureuse prévoyance de Cicéron, qui fit mentir l’oracle.

Pompée voulant rétablir Ptolomée Auletès dans son royaume d’Egypte, la faction qui étoit contraire à ce puissant citoyen, prit le parti d’inventer une prédiction sibylline qui portoit, qu’au cas qu’un roi d’Egypte eût recours aux Romains, ils devoient l’assister de leur protection, sans lui fournir de troupes. Cicéron qui soutenoit le parti de Pompée, savoit bien que l’oracle étoit supposé ; mais persuadé qu’il étoit plus sage de l’éluder que de le réfuter, il fit ordonner au proconsul d’Afrique, d’entrer en Egypte avec son armée, de conquérir ce pays, & d’en gratifier Ptolomée au nom des Romains.

Jules-César s’étant emparé de l’autorité souveraine sous le nom de dictateur, ses partisans qui cherchoient à lui faire déférer la qualité de roi, répandirent dans le public un nouvel oracle sibyllin, selon lequel les Parthes ne pouvoient être assujettis que par un roi des Romains. Le peuple étoit déja déterminé à lui en accorder le titre, & le sénat se trouvoit contraint d’en signer le decret, le jour même que César fut assassiné.

Enfin cet abus de faire courir dans Rome & dans toute l’Italie des prédictions sibyllines, alla si loin, que Tibere tremblant qu’on n’en répandît contre lui, défendit à qui que ce fût d’avoir aucun papier de pré-

dictions sibyllines, ordonnant à tous ceux qui en auroient

de les porter dans le jour même au préteur : simul commonefecit, Tiberius, quia multa vana sub nomine celebri vulgabantur, sanxisse Augustum, quem intrà diem ad prætorem urbanum deferrentur, neque habere privatim liceret.

Ce qui cause mon étonnement, n’est pas de voir que les Romains crussent aux oracles des sibylles, c’étoit un principe de leur religion, quelque ridicule qu’il fût en lui-même ; mais je suis toujours surpris que dans des tems éclairés, tel qu’étoit la fin du dernier siecle, la question du surnaturel des oracles eût encore besoin d’être traitée sérieusement, & qu’une opinion si folle & contredite par les faits mêmes sur lesquels on la fondoit dans le paganisme, ait trouvé de nos jours, pour ainsi dire, & dans le sein du christianisme, des défenseurs très-zélés. (Le chevalier de Jaucourt.

Sibyllins, livres, (Hist. ecclés.) l’ouvrage moderne qui nous est parvenu sous ce nom, est une compilation informe de prophéties différentes, supposées la plûpart vers le premier ou le second siecle du christianisme, par quelques-uns de ces hommes, qui joignant la fourberie au fanatisme, ne font point scrupule d’appeller le mensonge & l’imposture au secours de la vérité.

Les livres ou vers sibyllins dont nous parlons, sont encore remplis de choses contre l’idolatrie & la corruption des mœurs des payens, mais on a eu soin pour accréditer ces prophéties, d’y insérer plusieurs circonstances véritables que fournissoient les anciennes histoires qui subsistoient alors, & que la barbarie des siecles postérieurs a détruites. Il est aussi fait mention dans ces vers, d’une comete que l’auteur annonce devoir précéder certains événemens qu’il prédit à-coup-sûr, puisqu’ils étoient arrivés ainsi que la comete, plusieurs siecles avant lui ; mais on attend sans doute de nous quelques détails de plus sur cette collection des vers sibyllins.

Elle est divisée en huit livres, & a été imprimée pour la premiere fois en 1545 sur des manuscrits, & publiée plusieurs fois depuis avec d’amples commentaires, surchargés d’une érudition souvent triviale, & presque toujours étrangere au texte que ces commentaires éclaircissent rarement. Les ouvrages composés pour & contre l’authenticité de ces livres sibyllins, sont en très-grand nombre, & quelques-uns même très-savans ; mais il y regne si peu d’ordre & de critique, & leurs auteurs étoient tellement dénués de tout esprit philosophique, qu’il ne resteroit à ceux qui auroient eu le courage de les lire, que l’ennui & la fatigue de cette lecture.

Le savant Fabricius, dans le premier livre de sa bibliotheque grecque, donne une espece d’analyse de ces différens ouvrages, à laquelle il joint une notice assez détaillée des huit livres sibyllins. On peut y avoir recours ; c’est assez de nous borner dans cet article à quelques observations générales sur ces huit livres sibyllins modernes.

1°. Il est visible, qu’ils ne sont autre chose qu’une misérable compilation informe de divers morceaux détachés, les uns dogmatiques, les autres supposés prophétiques, & ceux-ci toujours écrits depuis les événemens, & le plus souvent chargés de détails fabuleux ou du moins peu assurés.

2°. Il est encore certain que tous ces morceaux sont écrits dans une vue absolument différente de celle que s’étoient proposée les auteurs des vers qui composoient le premier & le second des deux recueils gardés à Rome. Les anciens vers sibyllins prescrivoient les sacrifices, les cérémonies, & les fêtes par lesquelles les Romains pouvoient appaiser le couroux des dieux qu’ils adoroient. Le recueil moderne est au contraire rempli de déclamations très-vives