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nom, qui devint dans la suite si fameuse par ses richesses, par le grand nombre de ses habitans, par la beauté de ses édifices, tant publics que particuliers, par sa puissance sur terre & sur mer, & même par les grands hommes qu’elle a produits dans les arts & les sciences, ainsi que Strabon & autres auteurs en rendent témoignage.

S’il y avoit quelque fonds à faire sur ce qu’on raconte de l’origine de cette ville, elle auroit commencé vers le tems de l’expédition de Phryxus dans la Colchide, où il épousa Chalciope, fille d’Œetes, roi du pays, une génération avant la conquête de la toison d’or par les Argonautes : car Asope, pere de Sinope, étoit contemporain de Sisyphe, roi de Corinthe, & d’Atamas, roi de Thebes & pere de Phrysus, qui le fut d’Argus l’argonaute, à qui l’on attribue la construction de la navire argo. Sinope étoit aussi tante, par Egine sa sœur, d’Eacus, pere de Télamon l’argonaute & de Pélée. Que la ville de Sinope ait été fondée avant le voyage des Argonautes en Colchide, c’est ce que supposent Diodore de Sicile dans son histoire, & Apollonius de Rhodes dans ses argonautiques, puisque l’un & l’autre auteur font passer les Argonautes par cette ville.

C’étoit aussi une tradition constante chez les habitans de Sinope, qu’Antolycus, fils de Mercure, c’est-à-dire, de quelque fameux négociant de ces tems-là, & oncle de Jason par sa sœur Polyphema, étoit venu s’établir dans cette ville à son retour de la campagne qu’il avoit faite sous Hercule contre les Amazones du Thermodon. On va même jusqu’à dire que ce capitaine s’étant rendu maître de Sinope, en avoit chassé les habitans, & s’en étoit fait le fondateur, en y mettant une nouvelle colonie. Ce qu’il y a de certain, c’est que les Sinopiens lui déférerent les honneurs héroïques ; qu’après Sérapis ou Jupiter, Plutus, Apollon & Minerve, ils le revérerent comme patron de leur ville, & qu’ils alloient le consulter dans son temple comme un oracle.

C’est lui, peut-être, que représente une médaille de Sinope, citée par Spanheim, sur laquelle se voit un buste de héros le casque en tête, & au revers une figure de femme voilée avec un casque & un javelot à ses piés, pour signifier, dit M. Spanheim, l’amazone Sinope, suivant l’opinion de quelques auteurs, qui veulent que l’on donna le nom d’Amazone à Sinope la grecque, parce qu’elle aborda de son pays chez les Amazones, par l’embouchure du Thermodon, d’où Apollon la mena dans la Chersonnèse du Pont-Euxin, où elle fonda Sinope.

Cette ville après avoir été très-florissante pendant plusieurs siecles, fut presque entierement ruinée sous le regne d’Adrys, bisayeul de Crésus. Les Cimmériens ayant été chassés alors de leur pays par les Scythes, se sauverent sur la côte méridionale du Pont-Euxin, & se saisirent de la péninsule de Sinope, & de plusieurs autres villes de conséquence de l’Asie. Mais Halyatte, pere de Crésus, les ayant contraints depuis d’abandonner leurs conquêtes, ils furent aussi obligés de quitter Sinope, qu’ils avoient presque entierement détruite.

En ce tems là, Milet, premiere ville de l’Ionie, & mere de plus de soixante & dix colonies, comme le dit Pline, se trouvant maîtresse de la Méditerranée & du Pont-Euxin, jettoit sur leurs côtes des colonies grecques de toutes parts depuis le lieu appellé le mur des Milésiens sur les bords d’un des bras du Nil, jusqu’à Panticapée à l’entrée du Bosphore cimmérien.

Mais de toutes les colonies qu’ils fonderent, nulle ne fut plus célebre que celle de Sinope. Rien ne les engagea davantage, selon Strabon, à s’établir dans cette ville qu’ils trouverent presque deserte, que les charmes & les avantages de son assiette, placée à la

pointe d’une péninsule qui commandoit à la mer de tous côtés ; elle étoit presque inaccessible par mer à cause des rochers qui la bordoient jusqu’à l’entrée de ses deux ports, l’un à l’orient, & l’autre à l’occident des extrémités de son isthme.

Comme cet isthme aussi n’avoit que deux stades de largeur, il étoit très-aisé d’en défendre l’entrée du côté de terre ; ce qui rendoit cette Chersonnèse d’un accès fort difficile à l’ennemi.

L’établissement des Milésiens à Sinope se fit vraissemblablement vers le commencement du regne de Cyaxare, dans la 37e olympiade, où quelques chronologues placent la fondation de cette ville.

Elle reprit bien-tôt son premier éclat, & étoit très-illustre du tems du jeune Cyrus. Après sa mort, les Grecs dans leur fameuse retraite sous Xénophon, ayant pris leur route par cette ville, y furent reçus très-favorablement. Outre toutes sortes de rafraîchissemens dont ils pouvoient avoir besoin, les habitans leur fournirent tous les bâtimens nécessaires pour les conduire à Héraclée de Bithynie, où plusieurs débarquerent, pour de-là continuer leur chemin par terre.

Strabon nous apprend que la ville de Sinope devint si puissante par mer & par terre, que non-seulement elle fut fondatrice de plusieurs colonies considérables sur la côte méridionale du Pont-Euxin, telles que Trébizonde, Cerasus, Gotyore, Armene, & autres ; mais qu’elle acquit l’empire de cette mer depuis la Colchide jusqu’aux îles Cyanées, près de l’entrée du bosphore de Thrace.

Ses flottes passerent même dans la Méditerranée, où elles rendirent, selon Strabon, de grands services aux Grecs dans plusieurs combats de mer. Cependant les Sinopiens, pour se soutenir contre les puissances qui les environnoient, & auxquelles ils causoient beaucoup d’ombrage, firent une alliance perpétuelle avec les Rhodiens, qui depuis que les Milésiens eurent perdu la domination de la mer, s’y étoient rendus les plus redoutables.

Une alliance si avantageuse contribua beaucoup à maintenir les Sinopiens contre leurs voisins, surtout contre les rois de Pont qui en avoient conçu une jalousie violente. La ville de Sinope étoit aussi trop à leur bienséance, pour qu’ils n’eussent pas toujours le dessein de l’envahir dès qu’il s’en présenteroit une occasion favorable.

Mithridate quatrieme du nom, & huitieme roi de Pont, imaginant l’avoir trouvée, fut le premier des souverains de ce royaume qui osa attaquer les Sinopiens ouvertement. Leur ayant donc déclaré la guerre, il vint aussi-tôt les assiéger, croyant les prendre au dépourvu. Mais comme ils eurent le tems d’envoyer des ambassadeurs aux Rhodiens, ils en reçurent un secours si prompt & si puissant, ainsi que le raconte Polybe, que Mithridate fut obligé de lever honteusement le siége, après avoir perdu beaucoup de monde. Ceci arriva l’an des Seleucides 93, de Rome 534.

Mais trente-sept ans après, Pharnace son fils & son successeur, fut plus heureux ; car étant venu assiéger Sinope par mer & par terre avec deux nombreuses armées, lorsque les habitans s’en défioient le moins, il les força de se rendre, sans qu’ils eussent eu le tems de se reconnoître & d’être secourus des Rhodiens leurs alliés, qui furent inconsolables de la prise de cette ville. Ils firent toutes les tentatives imaginables, mais inutilement auprès des Romains, pour leur persuader de déclarer la guerre à Pharnace, qu’ils traitoient de perfide.

Sinope perdit ainsi sa liberté l’an de Rome 571, après l’avoir conservée glorieusement pendant plusieurs siecles contre toutes les forces des Medes, des Lydiens, des Perses, des Macédoniens, & des pre-