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sister aux entreprises de plusieurs villes qui menaçoient sa liberté ; il falloit donc lui inspirer l’obéissance & les vertus guerrieres, il falloit faire un peuple de héros dociles.

Il commença d’abord par changer la forme du gouvernement ; il établit un sénat qui fût le dépositaire de l’autorité des lois, & de la liberté. Les rois de Lacédémone n’eurent plus que des honneurs sans pouvoir ; le peuple fut soumis aux lois : on ne vit plus de dissensions domestiques, & cette tranquillité ne fut pas seulement l’effet de la nouvelle forme du gouvernement.

Lycurgue sut persuader aux riches de renoncer à leurs richesses : il partagea la Laconie en portions égales : il proscrivit l’or & l’argent, & leur substitua une monnoie de fer dont on ne pouvoit ni transporter, ni garder une somme considérable.

Il institua ses repas publics, où tout le monde étoit obligé de se rendre, & où régnoit la plus grande sobriété.

Il régla de même la maniere de se loger, de se meubler, de se vêtir, avec une uniformité & une simplicité qui ne permettoient aucune sorte de luxe. On cessa d’aimer à Sparte, des richesses dont on ne pouvoit faire aucun usage : on s’attacha moins à ses propres biens qu’à l’état, dont tout inspiroit l’amour ; l’esprit de proprieté s’éteignit au point qu’on se servoit indifféremment des esclaves, des chevaux, des chiens de son voisin, ou des siens propres : on n’osoit refuser sa femme à un citoyen vertueux.

Dès la plus tendre enfance, on accoutumoit le corps aux exercices, à la fatigue, & même à la douleur.

On a beaucoup reproché à Lycurgue d’avoir condamne à mort les enfans qui naissoient foibles & mal constitués : cette loi, dit-on, est injuste & barbare ; elle le seroit sans doute, dans une législation où les richesses, les talens, les agrémens de l’esprit, pourroient rendre heureux, ou utiles, des hommes d’une santé délicate ; mais à Sparte, où l’homme foible ne pouvoit être que méprisé & malheureux, il étoit humain de prévenir ses peines en lui ôtant la vie.

On fait encore à Lycurgue un reproche de cruauté, à l’occasion des fêtes de Diane : on fouettoit les enfans devant l’autel de la déesse, & le momdre cri qui leur seroit échappé, leur auroit artiré un long supplice : Lycurgue, dans ces fêtes, accoutumoit les enfans à la douleur ; il leur en ôtoit la crainte qui affoiblit plus le courage, que la crainte de la mort.

Il ordonna que des l’âge de cinq ans, les enfans apprissent à danser la pyrrique ; les danseurs y étoient armés ; ils faisoient en cadence, & au son de la flute, tous les mouvemens militaires qui, sans le secours de la mesure, ne peuvent s’exécuter avec précision ; on n’a qu’à lire dans Xénophon, ce qu’il dit de la tactique & des évolutions des Spartiates, & on jugera que sans l’habitude, & un exercice continuel, on ne pouvoit y exceller.

Après la pyrrique, la danse la plus en usage étoit la gymnopoedie ; cette danse n’étoit qu’une image de la lutte & du pancrace, & par les mouvemens violens qu’elle exigeoit des danseurs, elle contribuoit encore à assouplir & à fortifier le corps.

Les Lacédémoniens étoient obligés de s’exercer beaucoup à la course, & souvent ils en remportoient le prix aux jeux olympiques.

Presque tous les momens de la jeunesse étoient employés à ces exercices, & l’âge mûr n’en étoit pas dispensé. Lycurgue, fort différent de tant de médiocres législateurs, avoit combiné les effets, l’action, la réaction réciproque du physique & du moral de l’homme, & il voulut former des corps capables de soutenir les mœurs fortes qu’il vouloit donner ;

c’étoit à l’éducation à inspirer & à conserver ces mœurs, elle fut ôtée aux peres, & confiée à l’état ; un magistrat présidoit à l’éducation générale, & il avoit sous lui des hommes connus par leur sagesse & par leur vertu.

On apprenoit les lois aux enfans ; on leur inspiroit le respect de ces lois, l’obéissance aux magistrats, le mépris de la douleur & de la vie, l’amour de la gloire & l’horreur de la honte ; le respect pour les vieillards étoit sur-tout inspiré aux enfans, qui, parvenus à l’âge viril, leur donnoient encore des témoignages de la plus profonde vénération. A Sparte, l’éducation étoit continuée jusque dans un âge avancé : l’enfant & l’homme y étoient toujours les disciples de l’état.

Cette continuité d’obéissance, cette suite de privation, de travaux & d’austérités donnent d’abord l’idée d’une vie triste & dure, & présentent l’image d’un peuple malheureux.

Voyons comment des lois si extraordinaires, des mœurs si fortes ont fait des Lacédémoniens, selon Platon, Plutarque & Xénophon, le peuple le plus heureux de la terre.

On ne voyoit point à Sparte la misere à côté de l’opulence, & par conséquent on y voyoit moins que par-tout ailleurs l’envie, les rivalités, la mollesse, mille passions qui affligent l’homme, & cette cupidité qui oppose l’intérêt personnel au bien public, & le citoyen au citoyen.

La jurisprudence n’y étoit point chargée d’une multitude de lois ; ce sont les superfluités & le luxe, ce sont les divisions, les inquiétudes & les jalousies qu’entraîne l’inégalité des biens, qui multiplient & les procès & les lois qui les décident.

Il y avoit à Sparte peu de jalousie, & beaucoup d’émulation de la vertu. Les sénateurs y étoient élus par le peuple, qui désignoit, pour remplir une place vacante, l’homme le plus vertueux de la ville.

Ces repas si sobres, ces exercices violens étoient assaissonnés de mille plaisirs ; on y portoit une passion vive & toujours satisfaite, celle de la vertu. Chaque citoyen étoit un enthousiaste de l’ordre & du bien, & il les voyoit toujours ; il alloit aux assemblées jouir des vertus de ses concitoyens, & recevoir les témoignages de leur estime.

Nul législateur, pour exciter les hommes à la vertu, n’a fait autant d’usage que Lycurgue du penchant que la nature donne aux deux sexes l’un pour l’autre.

Ce n’étoit pas seulement pour que les femmes devenues robustes donnassent à l’état des enfans bien constitués, que Lycurgue ordonna qu’elles feroient les mêmes exercices que les hommes ; il savoit qu’un sexe se plaît par-tout où il est sûr de trouver l’autre. Quel attrait pour faire aimer la lutte & les exercices aux jeunes spartiates, que ces jeunes filles qui devoient ou combattre avec eux, ou les regarder combattre ! qu’un tel spectacle avoit encore de charmes aux yeux des vieillards qui présidoient aux exercices, & qui devoient y imposer la chasteté dans les momens où la loi dispensoit de la pudeur !

Ces jeunes filles élevées dans des familles vertueuses & nourries des maximes de Sparte, récompensoient ou punissoient par leurs éloges ou par leurs censures ; il falloit en être estimé pour les obtenir en mariage, & mille difficultés irritoient les desirs des époux ; ils ne devoient voir leurs épouses qu’en secret, ils pouvoient jouir & jamais se rassasier.

La religion d’accord avec les lois de Lycurgue, inspiroit le plaisir & la vertu ; on y adoroit Vénus, mais Vénus armée. Le culte religieux étoit simple ; & dans des temples nuds & fréquentés, on offroit peu de chose aux dieux, pour être en état de leur offrir toujours.