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les besoins d’opinion qu’il veut proscrire[1]. Ce qu’il y a encore de plus singulier, c’est que son adversaire qui devoit faire valoir uniquement une contradiction si frappante, l’a négligée. De la seule exposition qu’il en eût faite, dérivoient des conséquences si opposées aux principes de l’ami des hommes, que la théorie de l’impôt étoit ruinée. Il est vrai que cela n’auroit pas fait un livre ; mais une note qui détruit une erreur, vaut bien trois cens pages de déclamation.

III. Un peuple ne doit s’attendre à aucun soulagement, quand ses intérêts sont dirigés par une ame paresseuse & timide, qui redoute les travaux qu’exige toute réforme, & qui s’effraye des dangers qu’elle présente. Il faut renoncer aux changemens, si on a résolu de n’admettre que ceux qui ne sont susceptibles d’aucun abus : il est simplement question de considérer si l’abus qu’on fait naitre est passager, particulier, & foible ; & si celui qu’on supprime est permanent, général, & considérable : alors il n’y a point à balancer : un mal léger & momentané pour un bien solide & durable. Tel devroit être la maxime d’un ministre éclairé, laborieux, & hardi.

IV. On a demandé si dans une monarchie il pouvoit exister un bon ministre[2], c’est-à-dire un homme, qui ayant les moyens de faire le plus grand bien de l’état, en auroit aussi la volonté. Ceux qui ont proposé cette question, sont convenus qu’on découvriroit peut-être un génie rare, éclairé par l’étude, formé par la méditation, mûri par les voyages, & qui auroit rassemblé, discuté, & combiné une assez grande quantité de faits politiques, pour avoir acquis dans la vigueur de l’age une expérience consommée. Mais ils ont nié qu’un tel sujet voulût porter ses connoissances & ses talens dans l’administration. Dans un royaume, ont-ils dit, la prospérité de l’état n’est jamais liée à la fortune du particulier ; celle-ci ne peut même se faire très-souvent qu’aux dépens de l’autre, le ministre réformateur n’obtiendra rien pour lui, ni pour les siens ; car il sera traversé par une cour sur laquelle porteront les premiers efforts de son économie, & il ne plaira point à un maitre qu’il ne servira qu’au préjudice de ses favoris[3]. Il y a plus ; les innovations qu’il entreprendra ne devant produire qu’un avantage éloigné, il sera d’abord détesté du peuple : il faudra qu’il sacrifie sa réputation actuelle, la seule dont il puisse jouir, à la justice de la postérité, qui ne s’élevera que sur son tombeau. Enfin, il ne tiendra qu’à lui de pressentir que la rage de la multitude profanera ses cendres[4]. Quel homme après ces considérations aura assez d’intrépidité pour immoler au bien public tout ce qu’il a de plus cher, & tout ce qui doit lui être le plus sacré ? Je ne sais que répondre à des objections de cette nature ; tout ce que je sais, c’est qu’il faudroit avoir la folie de la vertu pour braver des peines si ameres[5].

Mais je suis persuadé, qu’un roi qui ne laisseroit à son ministre d’autre ressource pour augmenter sa fortune & satisfaire son ambition, que de travailler au bonheur de ses sujets, qui le soutiendroit contre ses ennemis, qui le consoleroit par une confiance entiere, de la haine aveugle ; je suis, dis-je, persuadé qu’un tel prince auroit un ministre qui ressembleroit beaucoup à un ministre patriote[6].

V. Il est des tems malheureux où l’homme le plus sage est forcé de recourir à des expédiens qu’il condamne, pour subvenir à des dépenses urgentes & inévitables. Mais si cet homme connoissoit mieux qu’aucun autre la finance de son pays & celle des deux états qui font sur cette partie la destinée des deux mondes par leur banque, leur commerce, & leur crédit ; il faudroit bien se garder de céder à des cris stupides & à l’orage du moment, en le privant d’une place qu’il peut remplir dignement, qui dans le fait est la plus importante du royaume, & qui, quand elle est mal occupée, enleve à la guerre sa gloire, à la marine son utilité, & toute considération aux affaires étrangeres.

VI. C’est sans doute une opération imparfaite, que celle par laquelle voulant convertir en espece l’argent ouvragé, on n’en remet cependant qu’une partie à celui qui apporte la matiere : car quel est le but de cette opération ? De faciliter les emprunts, de donner une plus grande activité au commerce, effets qui suivent l’augmentation de l’argent monnoyé. Or si on ne satisfait qu’à une partie de la remise, quelque promesse que l’on fasse de l’entier payement, on inspire la méfiance, on engage le particulier à la soustraction de son argenterie, & l’on manque le résultat qu’on s’étoit proposé.

VII. C’est encore une bien mauvaise opération, que la suspension du payement de tous les papiers sur lesquels porte le seul crédit dont jouisse une nation, parce que son commerce, qui tient à une solvabilité prompte & sûre, en est interrompu pour le présent, & diminué pour l’avenir. Le négociant est long-tems arrêté par la crainte d’un événement qui nuit à ses expéditions, & qui met sa fortune à découvert. J’ajoute au sujet de cet expédient & du précédent, qu’ils prouvent qu’on est réduit aux dernieres ressources, & qu’ils peuvent ainsi dans un tems de guerre, rendre l’ennemi plus fier, & les conditions de la paix plus dures.

VIII. Mais si ces fautes sont excusées par les circonstances, si le travailleur qui les a commises a été forcé par des raisons antérieures à sa gestion ; si en chargeant le luxe conformément à ses principes, & l’agriculture malgré ses maximes, il conçoit que c’est le seul moyen d’éviter à la nation la honte & le desastre d’une banqueroute, qui, en tombant sur un grand nombre de citoyens, la discréditeroit entierement chez l’étranger, on fera bien de ne rien reprocher à un tel ministre, & de s’abandonner aux soins de son intelligence. Continuant, puisque le sujet le comporte, le portrait que j’ai commencé plus haut, (article 5.) je dirai : si ce ministre joint à l’économie sévere, qui est la source de toute justice, le ressort de toute entreprise heureuse, & l’ame d’un régime vigoureux, les connoissances les plus vastes ; s’il sait comment on doit encourager l’Agriculture, sans altérer la concurrence ; s’il sait comment le laboureur pourra trouver l’aisance dans son travail, & ne la trouver que là ; s’il peut consulter dans la répartition de l’impôt, la fortune générale & la fortune particu-

  1. Nous ne pouvons nous dispenser de remarquer ici que nous ne sommes point du tout de l’avis de l’auteur de ces considérations. S’il y eut jamais un besoin d’opinion, c’est la dentelle, par exemple : cependant qu’il calcule le prix enorme du chanvre manufacturé de cette maniere, le tems & le nombre des mains employées, & il verra combien ce besoin d’opinion rend à la terre.
  2. On conçoit que l’on satisfait mal à la question, en citant d’Amboise, Richelieu ou Mazarin : on peut faire de grandes choses, sans être un bon ministre. Celui qui auroit vendu le royaume pour acheter la tiare, celui qui sacrifioit tout à son orgueil & à sa vengeance, celui qui faisoit servir son pouvoir à son insatiable avarice, ne méritent point le titre de bon ministre.
  3. Si le bon, l’adorable Henri IV. s’aigrissoit souvent contre le vertueux Sully, quel souverain pourra se promettre d’être plus inaccessible que lui aux calomnies travaillées de mains de courtisan.
  4. On sait jusqu’où la fureur du peuple poussa l’atrocité après la mort de Colbert, qu’on ne nomme aujourd’hui que pour en faire l’éloge.
  5. Je ne trouve dans l’histoire de France que Sully qui ait constamment voulu le bien ; mais il étoit parvenu dans ces tems orageux qui forment les ames vigoureuses & sublimes : il avoit partagé les malheurs de son maitre ; il étoit son ami, & il travailloit sous les yeux & pour la gloire de cet ami.
  6. Si le maitre ne s’étoit point trompé dans son objet, c’est-à-dire s’il n’eût pas pris pour la gloire ce qui n’en étoit que le fantôme, Colbert auroit préféré l’utilité à la splendeur.