Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 15.djvu/634

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Suffisant, Important, Arrogant, (Synon.) le suffisant, dit la Bruyere, est celui en qui la pratique de certains détails que l’on honore du nom d’affaires, se trouve jointe à une très-grande médiocrité d’esprit.

Un grain d’esprit & une once d’affaires plus qu’il n’en entre dans la composition du suffisant, font l’important ; sotte & puérile confiance dans celui qui se croit tel !

Pendant qu’on ne fait que rire de l’important, il n’a pas un autre nom : dès qu’on s’en plaint, c’est l’arrogant. (D. J.)

SUFFISAMMENT, ASSEZ, (Synon.) ces deux mots, dit M. l’abbé Girard, regardent également la quantité ; avec cette différence, qu’assez a plus de rapport à la quantité qu’on veut avoir, & que suffisamment en a plus à la quantité qu’on veut employer.

L’avare n’en a jamais assez ; il accumule, & souhaite sans cesse. Le prodigue n’en a jamais suffisamment ; il veut toujours dépenser plus qu’il n’a.

On dit, c’est assez, lorsqu’on n’en veut pas davantage ; & l’on dit, en voilà suffisamment, lorsqu’on en a précisément ce qu’il faut, pour l’usage qu’on en veut faire.

A l’égard des doses & de tout ce qui se consume, assez paroit marquer plus de quantité que suffisamment ; car il semble que quand il y en a assez, ce qui seroit de plus, y seroit de trop ; mais que quand il y en a suffisamment, ce qui seroit de plus, n’y feroit que l’abondance, sans y être de trop. On dit aussi d’une petite portion & d’un revenu médiocre, qu’on en a suffisamment, mais on ne dit guere qu’on en a assez.

Il se trouve dans la signification d’assez plus de généralité ; ce qui lui donnant un service plus étendu, en rend l’usage plus commun, au lieu que suffisamment renferme dans son idée un rapport à l’emploi des choses, qui lui donnant un caractere plus particulier, en borne l’usage a un plus petit nombre d’occasions.

C’est assez d’une heure à table pour prendre suffisamment de nourriture ; mais ce n’est pas assez pour ceux qui en font leurs délices.

L’économe sait en trouver assez où il y en a peu. Le dissipateur n’en peut avoir suffisamment, où il y en a même beaucoup. Girard, synonym. françois. (D. J.)

SUFFISANTE grace, (Théol.) la grace suffisante, selon les Catholiques, est celle qui donne à la volonté un pouvoir véritable, dégagé & propre à vaincre la concupiscence, pour faire le bien méritoire de la vie éternelle.

Il est de foi que la grace est nécessaire, & que sans la grace on ne peut faire aucun bien qui soit méritoire de la vie éternelle. On convient aussi que Dieu ne refuse point les secours nécessaires, & tout le monde sait que l’homme ne fait pas ce qu’il devroit faire, & qu’il fait au contraire ce qu’il ne devroit pas faire.

De ces principes qui sont généralement avoués par toutes les sectes, quoique divisées à d’autres égards, il s’ensuit qu’il y a quelques graces de Dieu auxquelles l’homme résiste ; quelques-unes avec lesquelles l’homme n’agit point, quoiqu’il puisse véritablement agir ; quelques-unes enfin malgré lesquelles l’homme fait le mal, quoiqu’il puisse faire le bien. C’est ce secours que l’on appelle grace suffisante, parce qu’elle suffit pour que nous puissions agir, quoique nous puissions l’avoir sans agir.

En effet il est d’expérience qu’il y a des graces que l’homme prive par la résistance très-libre de sa volonté, de l’effet dont elles sont capables, eu égard aux circonstances où elles sont données, & que Dieu se propose de produire par leur moyen, dans le moment même qu’il les accorde. Tous les reproches que Dieu fait aux pécheurs dans l’Ecriture, d’avoir été sourds à sa voix, de n’avoir pas correspondu à ses

saints desirs, d’avoir résisté aux inspirations célestes, établissent évidemment ce point de doctrine ; autrement ces reproches seroient injustes & illusoires.

Mais les theologiens scholastiques sont partagés sur la nature de cette grace suffisante.

Les Thomistes appellent grace suffisante celle avec laquelle l’homme peut faire le bien, mais avec lequel il ne le fera jamais sans un nouveau secours qu’ils appellent prémotion physique. Voyez Prémotion.

Les Augustiniens pensent de même ; mais au lieu de la prémotion physique, ils n’exigent qu’une prémotion morale. La grace suffisante, selon eux, donne assez de force à la volonté pour faire le bien, mais celle-ci ne le fera jamais sans une délectation victorieuse par elle-même & absolument.

D’autres qu’on nomme aussi Augustiniens, accordent qu’avec la grace suffisante non-seulement on peut faire le bien, mais encore qu’on l’accomplit réellement dans certaines occasions faciles ; mais pour les œuvres plus difficiles, ils exigent une grace efficace.

Suarès & les Congruistes appellent grace suffisante celle qui n’est pas proportionnée aux différentes circonstances du tems, du lieu, ou de la personne à qui elle est donnée, & qui par cette raison n’a jamais son effet, quoiqu’elle donne toujours un pouvoir véritable & prochain pour agir.

Enfin les Molinistes appellent grace suffisante celle qui telle que Dieu la donne, confere à l’homme un véritable pouvoir de faire le bien, & dont il peut user par la seule détermination de sa volonté, sans aucun autre secours ultérieur, ensorte que s’il y consent, elle devient efficace, s’il y résiste, elle n’en a pas moins été suffisante.

Luther & Calvin ont rejetté la grace suffisante, & jansenius l’a aussi rejettée, en prétendant qu’il n’y a de véritable grace intérieure que celle à laquelle on ne résiste jamais.

Les théologiens catholiques prouvent que non seulement Dieu ne refuse point la grace suffisante, mais encore qu’il la confere, l’offre ou la prépare aux justes, aux fideles, aux pécheurs, aux endurcis, aux infideles & aux enfans qui meurent sans baptême.

Suffisante raison, (Métaphysiq.) principe de la raison suffisante. C’est celui duquel dépendent toutes les vérités contingentes. Il n’est ni moins primitif, ni moins universel que celui de contradiction. Tous les hommes le suivent naturellement ; car il n’y a personne qui se détermine à une chose plutôt qu’à une autre sans une raison suffisante, qui lui fasse voit que cette chose est préférable à l’autre.

Quand on demande compte à quelqu’un de ses actions, on pousse les questions jusqu’à ce qu’on soit parvenu à découvrir une raison qui nous satisfasse, & nous sentons dans tous les cas que nous ne pouvons point forcer notre esprit à admettre quelque chose sans une raison suffisante, c’est-à-dire, sans une raison qui nous fasse comprendre pourquoi cette chose est ainsi plutôt que tout autrement.

Si on vouloit nier ce grand principe, on tomberoit dans d’étranges contradictions : car dès que l’on admet qu’il peut arriver quelque chose sans raison suffisante, on ne peut assurer d’aucune chose qu’elle est la même qu’elle étoit le moment d’auparavant, puisque cette chose pourroit se changer à tout moment dans une autre d’une autre espece ; ainsi il n’y auroit pour nous des vérités que pour un instant.

J’assure, par exemple, que tout est encore dans ma chambre dans l’état où je l’ai laissé, parce que je suis assuré que personne n’y est entré depuis que j’en suis sorti ; mais si le principe de la raison suffisante n’a pas lieu, ma certitude devient une chimere, puisque tout pourroit être bouleversé dans ma chambre sans qu’il y fût entré personne capable de le déranger.