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empereur turc ; & ils entendent par ce mot ce que nous appellons la cour.

Nous disons, il y a cent feux dans ce village, c’est-à-dire cent familles.

On trouve aussi des noms de villes, de fleuves, ou de pays particuliers, pour des noms de provinces & de nations. Ovide, Métam. I. 61.

Eurus ad Auroram, Nabathæaque regna recessit.

Les Pélagiens, les Argiens, les Doriens, peuples particuliers de la Grece, se prennent pour tous les Grecs, dans Virgile & dans les autres poëtes anciens.

On voit souvent dans les poëtes le Tibre pour les Romains ; le Nil pour les Egyptiens ; la Seine pour les François.

Cum Tiberi, Nilo gratia nulla fuit.

Prop. II. Eleg. xxxiij. 20.

Per Tiberim, Romanos ; per Nilum Ægyptios intelligito. Beroald. in Propert.

Chaque climat produit des favoris de Mars,
La Seine a des Bourbons, le Tibre a des Césars.

Boileau, Ep. I.

Fouler aux piés l’orgueil & du Tage & du Tibre.

Id. Disc. au roi.

Par le Tage, il entend les Espagnols ; le Tage est une des plus célebres rivieres d’Espagne.

V. On se sert souvent du nom de la matiere pour marquer la chose qui en est faite : le pain ou quelqu’autre arbre se prend dans les poëtes pour un vaisseau : on dit communément de l’argent, pour des pieces d’argent, de la monnoie. Le fer se prend pour l’épée ; périr par le fer. Virgile s’est servi de ce mot pour le soc de la charrue : I. Georg. 50.

At priùs ignotum ferro quàm scindimus æquor.


M. Boileau, dans son ode sur la prise de Namur, a dit l’airain, pour dire les canons :

Et par cent bouches horribles
L’airain sur ces monts terribles
Vomit le fer & la mort.

L’airain, en latin æs, se prend aussi fréquemment pour la monnoie, les richesses ; la premiere monnoie des Romains étoit de cuivre : æs alienum, le cuivre d’autrui, c’est-à-dire, le bien d’autrui qui est entre nos mains, nos dettes, ce que nous devons. Enfin, æra se prend pour des vases de cuivre, pour des trompettes, des armes, en un mot pour tout ce qui se fait de cuivre. [Nous disons pareillement des bronzes, pour des ouvrages de bronze].

Dieu dit à Adam, tu es poussiere, & tu retourneras en poussiere, pulvis es, & in pulverem reverteris ; Genes. iij. 19. c’est-à-dire, tu as été fait de poussiere, tu as été formé d’un peu de terre.

Virgile s’est servi du nom de l’éléphant pour marquer simplement de l’ivoire ; ex auro, solidoque elephanto, Georg. III. 26. Dona dehinc auro gravia sectoque elephanto, Æn. III. 464. C’est ainsi que nous disons tous les jours un castor, pour dire un chapeau fait de poil de castor, &c.

Tum pius Æneas hastam jacit : illa per orbem
Ære cavum triplici per linea terga, tribusque
Transiit intextum tauris opus. Æn. X. 783.

Le pieux Enée lança sa haste (pique, lance. Voyez le pere de Montfaucon, tom. IV. p. 65), avec tant de force contre Mézence, qu’elle perça le bouclier fait de trois plaques de cuivre, & qu’elle traversa les piquures de toile, & l’ouvrage fait de trois taureaux, c’est-à-dire, de trois cuirs. Cette façon de parler ne seroit pas entendue en notre langue.

Mais il ne faut pas croire qu’il soit permis de pren-

dre indifféremment un nom pour un autre, soit par

métonymie, soit par synecdoque : il faut, encore un coup, que les expressions figurées soient autorisées par l’usage, ou du-moins que le sens littéral qu’on veut faire entendre, se présente naturellement à l’esprit sans révolter la droite raison, & sans blesser les oreilles accoutumées à la pureté du langage. Si l’on disoit qu’une armée navale étoit composée de cent mâts, ou de cent avirons, au-lieu de dire cent voiles pour cent vaisseaux, on se rendroit ridicule : chaque partie ne se prend pas pour le tout, & chaque nom générique ne se prend pas pour une espece particuliere, ni tout nom d’espece pour le genre ; c’est l’usage seul qui donne à son gré ce privilege à un mot plutôt qu’à un autre.

Ainsi quand Horace a dit, I. od. j. 24. que les combats sont en horreur aux meres, bella matribus detestata ; je suis persuadé que ce poëte n’a voulu parler précisément que des meres. Je vois une mere allarmée pour son fils qu’elle sait être à la guerre, ou dans un combat dont on vient de lui apprendre la nouvelle : Horace excite ma sensibilité en me faisant penser aux allarmes où les meres sont alors pour leurs enfans ; il me semble même que cette tendresse des meres est ici le seul sentiment qui ne soit pas susceptible de foiblesse ou de quelqu’autre interprétation peu favorable : les allarmes d’une maîtresse pour son amant n’oseroient pas toujours se montrer avec la même liberté, que la tendresse d’une mere pour son fils. Ainsi quelque déférence que j’aie pour le savant pere Sanadon, j’avoue que je ne saurois trouver une synecdoque de l’espece dans bella matribus detestata. Le pere Sanadon, poésies d’Horace, tom. I. pag. 7. croit que matribus comprend ici même les jeunes filles : voici sa traduction : les combats qui sont pour les femmes un objet d’horreur. Et dans les remarques, p. 12. il dit, que « les meres redoutent la guerre pour leurs époux & pour leurs enfans ; mais les jeunes filles, ajoute-t-il, ne doivent pas moins la redouter pour les objets d’une tendresse légitime que la gloire leur enleve, en les rangeant sous les drapeaux de Mars. Cette raison m’a fait prendre matres dans la signification la plus étendue, comme les poëtes l’ont souvent employé. Il me semble, ajoute-t-il que ce sens fait ici un plus bel effet ».

Il ne s’agit pas de donner ici des instructions aux jeunes filles, ni de leur apprendre ce qu’elles doivent faire, lorsque la gloire leur enleve l’objet de leur tendresse, en les rangeant sous les drapeaux de Mars, c’est à-dire, lorsque leurs amans sont à la guerre ; il s’agit de ce qu’Horace a pensé. [Il me semble qu’il devroit pareillement n’être question ici que de ce qu’a réellement pensé le pere Sanadon, & non pas du ridicule que l’on peut jetter sur ses expressions, au moyen d’une interprétation maligne : le mot doivent dont il s’est servi, & que M. du Marsais a fait imprimer en gros caracteres, n’a point été employé pour désigner une instruction ; mais simplement pour caractériser une conséquence naturelle & connue de la tendresse des jeunes filles pour leurs amans, en un mot, pour exprimer affirmativement un fait. C’est un tour ordinaire de notre langue, qui n’est inconnu à aucun homme de lettres : ainsi il y a de l’injustice à y chercher un sens éloigné, qui ne peut que compromettre de plus en plus l’honnêteté des mœurs, déja trop efficacement attaquée dans d’autres écrits réellement scandaleux]. Or il me semble, continue M. du Marsais, que le terme de meres n’est relatif qu’à enfans ; il ne l’est pas même à époux, encore moins aux objets d’une tendresse légitime. J’ajouterois volontiers que les jeunes filles s’opposent à ce qu’on les confonde sous le nom de meres. Mais pour parler plus sérieusement, j’avoue