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ré, quand on a dit que je pars, par exemple, est mis pour je partirai par un changement ? car voilà ce que signifie le mot énallage. Ajoutons ces réflexions à celles de M. du Marsais, & concluons avec ce grammairien raisonnable (voyez Enallage), que « l’énallage est une prétendue figure de construction, que les grammairiens qui raisonnent ne connoissent point, mais que les grammatistes célebrent ».

II. Il suit évidemment des observations précédentes, que les notions que j’ai données des tems sont un moyen sûr de conciliation entre les langues, qui, pour exprimer la même chose, emploient constamment des tems différens. Par exemple, nous disons en françois, si je le trouve, je le lui dirai ; les Italiens se le trovero, glie lo dirò. Selon les idées ordinaires, la langue italienne est en regle, & la langue françoise autorise une faute contre les principes de la Grammaire générale, en admettant un présent au lieu d’un futur. Mais si l’on consulte la saine philosophie, il n’y a dans notre tour ni figure, ni abus ; il est naturel & vrai : les Italiens se servent du présent postérieur, qui convient en effet au point de vue particulier que l’on veut rendre ; & nous, nous employons le présent indéfini, parce qu’indépendant par nature de toute époque, il peut s’adapter à toutes les époques, & conséquemment à une époque postérieure.

Mille autres idiotismes pareils s’interpréteroient aussi aisément & avec autant de vérité par les mêmes principes. Le succès en démontre donc la justesse, & met en évidence la témérité de ceux qui taxent hardiment les usages des langues de bisarrerie, de caprice, de confusion, d’inconséquence, de contradiction. Il est plus sage, je l’ai déjà dit ailleurs, & je le répete ici ; il est plus sage de se défier de ses propres lumieres, que de juger irrégulier ce dont on ne voit pas la régularité.

Art. V. De quelques divisions des tems, particulieres à la langue françoise. Si je bornois ici mes réflexions sur la nature & le nombre des tems, bien des lecteurs s’en contenteroient peut-être, parce qu’en effet j’ai à-peu-près examiné ceux qui sont d’un usage plus universel. Mais notre langue en a adopté quelques-uns qui lui sont propres, & qui dès-lors méritent d’être également approfondis, moins encore parce qu’ils nous appartiennent, que parce que la réalité de ces tems dans une langue en prouve la possibilité dans toutes, & que la sphere d’un système philosophique doit comprendre tous les possibles.

§. 1. Des tems prochains & éloignés. Sous le rapport de simultanéité, l’existence est coincidente avec l’époque ; mais sous les deux autres rapports, d’antériorité & de postériorité, l’existence est séparée de l’époque par une distance, que l’on peut envisager d’une maniere vague & générale, ou d’une maniere spéciale & précise ; ce qui peut faire distinguer les prétérits & les futurs en deux classes.

Dans l’une de ces classes, on considéreroit la distance d’une maniere vague & indéterminée, ou plutôt on y considéreroit l’antériorité ou la postériorité sans aucun égard à la distance, & conséquemment avec abstraction de toute distance déterminée. Pour ne point multiplier les dénominations, on pourroit conserver aux tems de cette classe les noms simples de prétérits ou de futurs, parce qu’on n’y exprime effectivement que l’antériorité ou la postériorité ; tels sont les prétérits & les futurs que nous avons vus jusqu’ici.

Dans la seconde classe, on considéreroit la distance d’une maniere précise & déterminée. Mais il n’est pas possible de donner à cette détermination la précision numérique ; ce seroit introduire dans les langues une multitude infinie de formes, plus embarrassantes pour la mémoire qu’utiles pour l’expression,

qui a d’ailleurs mille autres ressources pour rendre la précision numérique même, quand il est nécessaire. La distance à l’époque ne peut donc être déterminée dans les tems du verbe, que par les caracteres généraux d’éloignement ou de proximité relativement à l’époque : de-là la distinction des tems de cette seconde classe, en éloignés & en prochains.

Les prétérits ou les futurs éloignés, seroient des formes qui exprimeroient l’antériorité ou la postériorité d’existence, avec l’idée accessoire d’une grande distance à l’égard de l’époque de comparaison. Sous cet aspect, les prétérits & les futurs pourroient être, comme les autres, indéfinis, antérieurs & postérieurs. Telles seroient, par exemple, les formes du verbe lire qui signifieroient l’antériorité éloignée que nous rendons par ces phrases : Il y a long-tems que j’ai lu, il y avoit long-tems que j’avois lu, il y aura long-tems que j’aurai lu ; ou la postériorité éloignée que nous exprimons par celles-ci : je dois être longtems sans lire, je devois être long-tems sans lire, je devrai être long-tems sans lire.

Je ne sache pas qu’aucune langue ait admis des formes exclusivement propres à exprimer cette espece de tems ; mais, comme je l’ai déjà observé, la seule possibilité suffit pour en rendre l’examen nécessaire dans une analyse exacte.

Les prétérits ou les futurs prochains, seroient des formes qui exprimeroient l’antériorité ou la postériorité d’existence, avec l’idée accessoire d’une courte distance à l’égard de l’époque de comparaison. Sous ce nouvel aspect, les prétérits & les futurs peuvent encore être indéfinis, antérieurs & postérieurs. Telles seroient, par exemple, les formes du verbe lire, qui signifieroient l’antériorité prochaine que les Latins rendent par ces phrases : Vix legi, vix legeram, vix legero ; ou la postériorité prochaine que les Latins expriment par celles-ci : jamjam lecturus sum, jamjam lecturus eram, jamjam lecturus ero.

La langue françoise qui paroît n’avoir tenu aucun compte des tems éloignés, n’a pas négligé de même les tems prochains : elle en reconnoît trois dans l’ordre des prétérits, & deux dans l’ordre des futurs ; & chacune de ces deux especes de tems prochains est distinguée des autres tems de la même classe par son analogie particuliere.

Les prétérits prochains sont composés du verbe auxiliaire venir, & du présent de l’infinitif du verbe conjugué, à la suite de la préposition de. Le verbe auxiliaire ne signifie plus alors le transport d’un lieu en un autre, comme quand il est employé selon sa destination originelle ; ses tems ne servent plus qu’à marquer la proximité de l’antériorité, & le point-de-vûe particulier sous lequel on envisage l’époque de comparaison.

Le présent indéfini du verbe venir sert à composer le prétérit indéfini prochain du verbe conjugué : je viens d’être, je viens de louer, je viens d’admirer, &c.

Le présent antérieur du verbe venir sert à composer le prétérit antérieur prochain du verbe conjugué : je venois d’être, je venois de louer, je venois d’admirer, &c.

Le présent postérieur du verbe venir sert à composer le prétérit postérieur prochain du verbe conjugué : je viendrai d’être, je viendrai de louer, je viendrai d’admirer, &c.

Depuis quelque tems on dit en italien, io vengo di lodare, io venivo di lodare, &c. cette expression est un gallicisme qui a été blâmé par M. l’abbé Fontanini ; mais l’autorité de l’usage l’a enfin consacrée dans la langue italienne ; & la voilà pourvue, comme la nôtre, des prétérits prochains.

Les futurs prochains sont composés du verbe auxiliaire aller, suivi simplement du présent de l’infinitif du verbe conjugué. Le verbe auxiliaire perd en-