Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 16.djvu/115

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

leurs (Racine vengé. Iphig. II. v. 46.) l’étude de la grammaire françoise inspire un peu la tentation de mépriser notre langue ».

Je pourrois sans doute détruire cette calomnie par une foule d’observations victorieuses, pour faire avec succès l’apologie d’une langue, déjà assez vengée des nationaux qui ont la maladresse de la mépriser, par l’acueil honorable qu’on lui fait dans toutes les cours étrangeres, je n’aurois qu’à ouvrir les chefs-d’œuvre qui ont fixé l’époque de sa gloire, & faire voir avec quelle facilité & avec quel succès elle s’y prête à tous les caracteres, naïveté, justesse, clarté, précision, délicatesse, pathétique, sublime, harmonie, &c. Mais pour ne pas trop m’écarter de mon sujet, je me contenterai de rappeller ici l’harmonie analogique des tems, telle que nous l’avons observée dans notre langue : tous les présens y sont simples ; les prétérits positifs y sont composés d’un tems simple du même auxiliaire avoir ou être ; les comparatifs y sont doublement composés ; les prochains y prennent l’auxiliaire venir ; les futurs positifs y empruntent constamment le secours de l’auxiliaire devoir ; & les prochains, celui de l’auxiliaire aller : & cette analogie est vraie dans tous les verbes de la langue, & dans tous les modes de chaque verbe. Ce qu’on lui a reproché comme un défaut, d’employer les mêmes tems, ici avec relation à une époque, & là avec relation à une autre, loin de la deshonorer, devient au contraire, à la faveur du nouveau système, une preuve d’abondance & un moyen de rendre avec une justesse rigoureuse les idées les plus précises : c’est en effet la destination des tems indéfinis, qui, faisant abstraction de toute époque de comparaison, fixent plus particulierement l’attention sur la relation de l’existence à l’epoque, comme on l’a vû en son lieu.

Mais ne sera-t-il tenu aucun compte à notre langue de cette foule de prétérits & de futurs, ignorés dans la langue latine, au prix de laquelle on la regarde comme pauvre ? Les regardera-t-on encore comme des bisarreries, comme des effets sans causes, comme des expressions dépourvues de sens, comme des superfluités introduites par un luxe aveugle & inutile aux vues de l’élocution ? La langue italienne, en imitant à la lettre nos prétérits prochains, se sera-t-elle donc chargée d’une pure battologie ?

J’avouerai cependant à l’abbé des Fontaines, qu’à juger de notre langue par la maniere dont le système est exposé dans nos grammaires, on pourroit bien conclure comme il a fait lui-même. Mais cette conclusion est-elle supportable à qui a lû Bossuet, Bourdaloue, la Bruyere, la Fontaine, Racine, Boileau, Pascal, &c. &c. &c. Voilà d’où il faut partir, & l’on conclura avec bien plus de vérité, que le désordre, l’anomalie, les bisarreries sont dans nos grammaires, & que nos Grammairiens n’ont pas encore saisi avec assez de justesse, ni approfondi dans un détail suffisant le méchanisme & le génie de notre langue. Comment peut-on lui voir produire tant de merveilles sous différentes plumes, quoiqu’elle ait dans nos grammaires un air maussade, irrégulier & barbare ; & cependant ne pas soupçonner le moins du monde l’exactitude de nos Grammairiens, mais invectiver contre la langue même de la maniere la plus indécente & la plus injuste ?

C’est que toutes les fois qu’un seul homme voudra tenir un tribunal pour y juger les ouvrages de tous les genres de littérature, & faire seul ce qui ne doit & ne peut être bien exécuté que par une société assez nombreuse de gens de lettres choisis avec soin ; il n’aura jamais le loisir de rien approfondir ; il sera toujours pressé de décider d’après des vues superficielles ; il portera souvent des jugemens iniques & faux, & alterera ou détruira entierement les principes du goût, & le goût même des bonnes

études, dans ceux qui auront le malheur de prendre confiance en lui, & de juger de ses lumieres par l’assurance de son ton, & par l’audace de son entreprise.

4°. A s’en tenir à la nomenclature ordinaire, au catalogue reçu, & à l’ordre commun des tems, notre langue n’est pas la seule à laquelle on puisse reprocher l’anomalie ; elles sont toutes dans ce cas, & il est même difficile d’assigner les tems qui se répondent exactement dans les divers idiomes, ou de déterminer précisément le vrai sens de chaque tems dans une seule langue. J’ouvre la Méthode grecque de P. R. à la page 120 (édition de 1754), & j’y trouve sous le nom de futur premier, τίσω, & sous le nom de futur second, τίω, tous deux traduits en latin par honorabo : le premier aoriste est ἔτισα, le second ἔτιον ; & le prétérit parfait τέτικα ; tous trois rendus par le même mot latin honoravi. Est-il croyable que des mots si différens dans leur formation, & distingués par des dénominations différentes, soient destinés à signifier absolument la même idée totale que désigne le seul mot latin honorabo, ou le seul mot honoravi ? Il faut donc reconnoître des synonymes parfaits nonobstant les raisons les plus pressantes de ne les regarder dans les langues que comme un superflu embarrassant & contraire au génie de la parole. Voyez Synonymes. Je sais bien que l’on dira que les Latins n’ayant pas les mêmes tems que les Grecs, il n’est pas possible de rendre avec toute la fidélité les uns par les autres, du-moins dans le tableau des conjugaisons : mais je répondrai qu’on ne doit point en ce cas entreprendre une traduction qui est nécessairement infidelle, & que l’on doit faire connoître la véritable valeur des tems, par de bonnes définitions qui contiennent exactement toutes les idées élémentaires qui leur sont communes, & celles qui les différencient, à-peu-près comme je l’ai fait à l’égard des tems de notre langue. Mais cette méthode, la seule qui puisse conserver surement la signification précise de chaque tems, exige indispensablement un système & une nomenclature toute différente : si cette espece d’innovation a quelques inconvéniens, ils ne seront que momentanés, & ils sont rachetés par des avantages bien plus considérables.

Les grammairiens auront peine à se faire un nouveau langage ; mais elle n’est que pour eux, cette peine, qui doit au fond être comptée pour rien dès qu’il s’agit des intérêts de la vérité : leurs successeurs l’entendront sans peine, parce qu’ils n’auront point de préjugés contraires ; & ils l’entendront plus aisément que celui qui est reçu aujourd’hui, parce que le nouveau langage sera plus vrai, plus expressif, plus énergique. La fidélité de la transmission des idées d’une langue en une autre, la facilité du systême des conjugaisons fondée sur une analogie admirable & universelle, l’introduction aux langues débarrassée par-là d’une foule d’embarras & d’obstacles, sont, si je ne me trompe, autant de motifs favorables aux vues que je présente. Je passe à quelques objections particulieres qui me viennent de bonne main.

La société littéraire d’Arras m’ayant fait l’honneur de m’inscrire sur ses registres comme associé honoraire, le 4 Février 1758 ; je crus devoir lui payer mon tribut académique, en lui communiquant les principales idées du système que je viens d’exposer, & que je présentai sous le titre d’Essai d’analyse sur le verbe. M. Harduin, secrétaire perpétuel de cette compagnie, & connu dans la république des lettres comme un grammairien du premier ordre, écrivit le 27 Octobre suivant, ce qu’il en pensoit, à M. Bauvin, notre confrere & notre ami commun. Après quelques éloges dont je suis plus redevable à sa politesse qu’à toute autre cause, & quelques obser-