vations pleines de sagesse & de vérité ; il termine ainsi ce qui me regarde : « J’ai peine à croire que ce systême puisse s’accorder en tout avec le méchanisme des langues connues. Il m’est venu à ce sujet beaucoup de réfléxions dont j’ai jetté plusieurs sur le papier ; mais j’ignore quand je pourrai avoir le loisir de les mettre en ordre. En attendant, voici quelques remarques sur les prétérits, que j’avois depuis long-tems dans la tête, mais qui n’ont été rédigées qu’à l’occasion de l’écrit de M. Beauzée. Je serois bien aise de savoir ce qu’il en pense. S’il les trouve justes, je ne conçois pas qu’il puisse persister à regarder notre aoriste françois, comme un présent ; (je l’appelle présent antérieur périodique) ; à moins qu’il ne dise aussi que notre prétérit absolu (celui que je nomme prétérit indéfini positif) exprime plus souvent une chose présente qu’une chose passée ».
Trop flatté du desir que montre M. Harduin de savoir ce que je pense de ses remarques sur nos prétérits, je suis bien aise moi-même de déclarer publiquement, que je les regarde comme les observations d’un homme qui sait bien voir, talent très-rare, parce qu’il exige dans l’esprit une attention forte, une sagacité exquise, un jugement droit, qualités rarement portées au degré convenable, & plus rarement encore réunies dans un même sujet.
Au reste que M. Harduin ait peine à croire que mon système puisse s’accorder en tout avec le méchanisme des langues connues ; je n’en suis point surpris, puisque je n’oserois moi-même l’assûrer : il faudroit, pour cela, les connoître toutes, & il s’en faut beaucoup que j’aye cet avantage. Mais je l’ai vu s’accorder parfaitement avec les usages du latin, du françois, de l’espagnol, de l’italien ; on m’assûre qu’il peut s’accorder de même avec ceux de l’allemand & de l’anglois : il fait découvrir dans toutes ces langues, une analogie bien plus étendue & plus réguliere que ne faisoit l’ancien système ; & cela même me fait espérer que les savans & les étrangers qui voudront se donner la peine d’en faire l’application aux verbes des idiomes qui leur sont naturels ou qui sont l’objet de leurs études, y trouveront la même concordance, le même esprit d’analogie, la même facilité à rendre la valeur des tems usuels. Je les prie même, avec la plus grande instance, d’en faire l’essai, parce que plus on trouvera de ressemblance dans les principes des langues qui paroissent diviser les hommes, plus on facilitera les moyens de la communication universelle des idées, & conséquemment des secours mutuels qu’ils se doivent, comme membres d’une même société formée par l’auteur même de la nature.
Les réfléxions de M. Harduin sur cette matiere, quoique tournées peut-être contre mes vues, ne manqueront pas du-moins de répandre beaucoup de lumiere sur le fond de la chose : ce n’est que de cette sorte qu’il réflechit ; & il est à desirer qu’il trouve bientôt cet utile loisir qui doit nous valoir le précis de ses pensées à cet égard. En attendant, je vais tâcher de concilier ici mon systême avec ses observations sur nos prétérits.
« Il est de principe, dit-il, qu’on doit se servir du prétérit absolu, c’est-à-dire, de celui dans la composition duquel entre un verbe auxiliaire, lorsque le fait dont on parle se rapporte à un période de tems ou l’on est encore ; ainsi il faut nécessairement dire, telle bataille s’est donnée dans ce siecle-ci : j’ai vu mon frere cette année : je lui ai parlé aujourd’hui ; & l’on s’exprimeroit mal, en disant avec l’aoriste, telle bataille se donna dans ce siecle-ci : je vis mon frere cette année : je lui parlai aujourd’hui ».
C’est que dans les premieres phrases, on exprime ce qu’on a effectivement dessein d’exprimer, l’an-
ce qui exige les prétérits dont on y fait usage : dans les dernieres on exprimeroit toute autre chose, la simultanéité d’existence à l’égard d’un période de tems antérieur à celui dans lequel on parle ; ce qui exige en effet un présent antérieur périodique, mais qui n’est pas ce qu’on se propose ici.
M. Harduin demande si ce n’est pas abusivement que nous avons fixé les périodes antérieurs qui précédent le jour où l’on parle, puisque dans ce même jour, les diverses heures qui le composent, la matinée, l’après-midi, la soirée, sont autant de périodes qui se succedent ; d’où il conclut que comme on dit, je le vis hier, on pourroit dire aussi, je le vis ce matin, quand la matinée est finie à l’instant où l’on parle.
C’est arbitrairement sans doute, que nous n’avons aucun égard aux périodes compris dans le jour même où l’on parle ; & la preuve en est, que ce que l’on appelle ici aoriste, ou prétérit indéfini, se prend quelquefois, dans la langue italienne, en parlant du jour même où nous sommes ; io la viddi sto mane. (je le vis ce matin). L’auteur de la Méthode italienne, qui fait cette remarque, (Part. II. ch. iij. §. 4. pag. 86.) observe en même tems que cela est rare, même dans l’italien. Mais quelque arbitraire que soit la pratique des Italiens & la nôtre, on ne peut jamais la regarder comme abusive, parce que ce qui est fixé par l’usage n’est jamais contraire à l’usage, ni par conséquent abusif.
« Plusieurs grammairiens, continue M. Harduin ; & c’est proprement ici que commence le fort de son objection contre mon système des tems : plusieurs grammairiens font entendre, par la maniere dont ils s’énoncent sur cette matiere, que le prétérit absolu & l’aoriste ont chacun une destination tellement propre, qu’il n’est jamais permis de mettre l’un à la place de l’autre. Cette opinion me paroît contredite par l’usage, suivant lequel on peut toujours substituer le prétérit absolu à l’aoriste, quoiqu’on ne puisse pas toujours substituer l’aoriste au prétérit absolu ». Ici l’auteur indique avec beaucoup de justesse & de précision les cas où l’on ne doit se servir que du prétérit absolu, sans pouvoir lui substituer l’aoriste ; puis il continue ainsi : « Mais hors les cas que je viens d’indiquer, on a la liberté du choix entre l’aoriste & le prétérit absolu. Ainsi on peut dire, je le vis hier, ou bien, je l’ai vu hier au moment de son départ ».
C’est que, hors les cas indiqués, il est presque toujours indifférent de présenter la chose dont il s’agit, ou comme antérieure au moment où l’on parle, ou comme simultanée avec un période antérieur à ce moment de la parole, parce que quæ sunt eadem uni tertio, sunt eadem inter se, comme on le dit dans le langage de l’école. S’il est donc quelquefois permis de choisir entre le prétérit indéfini positif & le présent antérieur périodique, c’est que l’idée d’antériorité, qui est alors la principale, est également marquée par l’un & par l’autre de ces tems, quoiqu’elle soit diversement combinée dans chacun d’eux ; & c’est pour la même raison que, suivant une derniere remarque de M. Harduin, « il y a des occasions où l’imparfait même (c’est-à-dire le présent antérieur simple) entre en concurrence avec l’aoriste & le prétérit absolu, & qu’il est à-peu-près égal de dire, César fut un grand homme, ou César a été un grand homme, ou enfin César étoit un grand homme » : l’antériorité est également marquée par ces trois tems, & c’est la seule chose que l’on veut exprimer dans ces phrases.
Mais cette espece de synonymie ne prouve point, comme M. Harduin semble le prétendre, que ces tems aient une même destination, ni qu’ils soient de la