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Telles seroient en substance les expressions que la douleur & le sentiment arracheroient à cet infortuné, si les flammes qui l’environnent lui permettoient d’achever.

Quoi qu’il en soit, plus on approfondit le système des intolérans, & plus on en sent la foiblesse & l’injustice : du moins auroient-ils un prétexte, si des hommages forcés, qu’à l’instant le cœur désavoue, pouvoient plaire au Créateur ; mais si la seule intention fait le prix du sacrifice, & si le culte intérieur est sur-tout celui qu’il demande, de quel œil cet Etre infini doit-il voir des téméraires qui osent attenter à ses droits, & profaner son plus bel ouvrage en tirannisant des cœurs dont il est jaloux ? Il n’est aucun roi sur la terre qui daignât accepter un encens que la main seule offriroit, & l’on ne rougit pas d’exiger pour Dieu cet indigne encens ; car enfin tels sont les succès si vantés des persécuteurs, de faire des hypocrites ou des martyrs, des lâches ou des héros ; l’ame foible & pusillanime qui s’effarouche à l’aspect des tourmens, abjure en frémissant sa croyance, & déteste l’auteur de son crime : l’ame généreuse au contraire, qui sait contempler d’un œil sec le supplice qu’on lui prépare, demeure ferme & inaltérable, regarde avec pitié les persécuteurs, & vole au trépas comme au triomphe ; l’expérience n’est que trop pour nous ; quand le fanatisme a fait couler des flots de sang sur la terre, n’a-t-on pas vu des martys sans nombre s’indigner & se roidir contre les obstacles ? Et à l’égard des conversions forcées, ne les vit-on pas aussi-tôt disparoître avec le péril, l’effet cesser avec la cause, & celui qui céda pour un tems, revoler vers les siens dès qu’il en eut le pouvoir ; pleurer avec eux sa foiblesse, & reprendre avec transport sa liberté naturelle ? Non, je ne conçois point de plus horrible blasphème que de se dire autorisé de Dieu en suivant de tels principes.

Il est donc vrai que la violence est bien plus propre à confirmer dans leur religion, qu’à en détacher ceux qu’on persécute, & à réveiller, comme on prétend, leur conscience endormie. « Ce n’est point, disoit un politique, en remplissant l’ame de ce grand objet, en l’approchant du moment où il lui doit être d’une plus grande importance, qu’on parvient à l’en détacher ; les lois pénales, en fait de religion, impriment de la crainte, il est vrai, mais comme la religion a ses lois pénales, qui inspirent aussi de la crainte, entre ces deux craintes différentes les ames deviennent atroces. Nous ne voulons point, dites-vous, engager un homme à trahir sa conscience, mais seulement l’animer par la crainte ou par l’espoir à secouer ses préjugés, & à distinguer la vérité de l’erreur qu’il professe. Eh ! qui pourroit, je vous prie, se livrer dans les momens critiques, à la méditation, à l’examen que vous proposez ? L’état le plus paisible, l’attention la plus soutenue, la liberté la plus entiere, suffisent à peine pour cet examen ; & vous voulez qu’une ame environnée des horreurs du trépas, & sans cesse obsédée par les plus affreuses images, soit plus capable de reconnoître & de saisir cette vérité qu’elle auroit méconnue dans des tems plus tranquilles : quelle absurdité ! quelle contradiction » ! Non, non, tel sera toujours le succès de ces violences, d’affermir, comme nous l’avons dit, dans leurs sentimens, ceux qui en sont les objets, par les malheurs mêmes qu’ils leur attirent ; de les prévenir au contraire contre les sentimens de leurs ennemis, par la maniere même dont ils les présentent, & de leur inspirer pour leur religion, la même horreur que pour leur personne.

Qu’ils ne s’en prennent donc qu’à eux-mêmes, qui trahissent indignement la vérité, s’ils en jouissent ; qui la confondent avec l’imposture, en lui

donnant ses armes, & en la montrant sous ses étendarts ; cela seul ne suffiroit-il pas pour donner des préjugés contr’elle, & la faire méconnoître à ceux qui l’auroient peut-être embrassée ? Non, quoi qu’ils en disent, la vérité n’a besoin que d’elle-même pour se soutenir, & pour captiver les esprits & les cœurs ; elle brille de son propre éclat, & ne combat qu’avec ses armes ; c’est dans son sein qu’elle puise & ses traits & sa lumiere ; elle rougiroit d’un secours étranger qui ne pourroit qu’obscurcir ou partager sa gloire ; sa contrainte à elle est dans sa propre excellence ; elle ravit, elle entraîne, elle subjugue par sa beauté ; son triomphe, c’est de paroître ; sa force, d’être ce qu’elle est. Foible au contraire & impuissante par elle-même, l’erreur feroit peu de progrès sans la violence & la contrainte ; aussi fuit-elle avec soin tout examen, tout éclaircissement qui ne pourroit que nuire à sa cause ; c’est au milieu des ténebres de la superstition & de l’ignorance qu’elle aime à porter ses coups & à répandre ses dogmes impurs ; c’est alors qu’au mépris des droits de la conscience & de la raison, elle exerce impunément le despotisme de l’intolérance, & gouverne ses propres sujets avec un sceptre de fer ; si le sage ose élever sa voix, la crainte l’étouffe bientôt ; & malheur à l’audacieux qui confesse la vérité au milieu de ses ennemis. Cessez donc, persécuteurs, cessez, encore une fois, de défendre cette vérité avec les armes de l’imposture ; d’enlever au Christianisme la gloire de ses fondateurs ; de calomnier l’Evangile, & de confondre le fils de Marie avec l’enfant d’Ismaël ; car enfin de quel droit en appelleriez-vous au premier, & aux moyens dont il s’est servi pour établir sa doctrine, si vous suivez les traces de l’autre ? Vos principes mêmes ne sont-ils pas votre condamnation ? Jesus, votre modele, n’a jamais employé que la douceur & la persuasion ; Mahomet a séduit les uns & forcé les autres au silence ; Jesus en a appellé à ses œuvres, Mahomet à son épée ; Jesus dit : voyez & croyez ; Mahomet, meurs ou crois. Duquel vous montrez-vous les disciples ? Oui, je ne saurois trop l’affirmer, la vérité differe autant de l’erreur dans ses moyens que dans son essence ; la douceur, la persuasion, la liberté, voilà ses divins caracteres ; quelle s’offre donc ainsi à mes yeux, & soudain mon cœur se sentira entraîné vers elle ; mais là où regnent la violence & la tyrannie, ce n’est point elle, c’est son fantôme que je vois. Eh ! pensez-vous en effet que dans la tolérance universelle que nous voudrions établir, nous ayons plus d’égard aux progrès de l’erreur qu’à ceux de la vérité ? si tous les hommes adoptant nos principes s’accordoient un mutuel support, se défioient de leurs préjugés les plus chers, & regardoient la vérité comme un bien commun, dont il seroit aussi injuste de vouloir priver les autres que de s’en croire en possession exclusivement à eux ; si tous les hommes, dis-je, cessant d’abonder en leur sens se répondoient des extrémités de la terre ; pour se communiquer en paix leurs sentimens, leurs opinions, & les peser sans partialité dans la balance du doute & de la raison, croit-on que dans ce silence unanime des passions & des préjugés, on ne vît pas au contraire la vérité reprendre ses droits, étendre insensiblement son empire, & les ténebres de l’erreur s’écouler & fuir devant elle, comme ces ombres légeres à l’approche du flambeau du jour ?

Je ne prétends pas cependant que l’erreur ne fît alors aucun progrès, ni que l’infidele abjurât aisément des mensonges rendus respectables à force de prévention & d’antiquité : je soutiens seulement que les progrès de la vérité en seroient bien plus rapides, puisqu’avec son ascendant naturel elle auroit moins d’obstacles à vaincre pour pénétrer dans les cœurs. Mais rien, quoi qu’on en dise, ne lui est plus opposé