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que le système de l’intolérance qui tourmente & dégrade l’homme en asservissant ses opinions au sol qui le nourrit, en comprimant dans un cercle étroit de préjugés son active intelligence, en lui interdisant le doute & l’examen comme un crime, & en l’accablant d’anathèmes, s’il ose raisonner un instant & penser autrement que nous. Quel moyen plus sûr pouvoit-on choisir pour éterniser les erreurs & pour enchaîner la vérité ?

Mais sans presser davantage le système des intolérans, jettons un coup-d’œil rapide sur les conséquences qui en découlent, & jugeons de la cause par les effets. On ne peut faire un plus grand mal aux hommes que de confondre tous les principes qui les gouvernent ; de renverser les barrieres qui séparent le juste & l’injuste, le vice & la vertu ; de briser tous les nœuds de la société ; d’armer le prince contre ses sujets, les sujets contre leur prince ; les peres, les époux, les amis, les freres, les uns contre les autres ; d’allumer au feu des autels le flambeau des furies ; en un mot, de rendre l’homme odieux & barbare à l’homme, & d’étouffer dans les cœurs tout sentiment de justice & d’humanité : tels sont cependant les résultats inévitables des principes que nous combattons. Les crimes les plus atroces, les parjures, les calomnies, les trahisons, les parricides ; tout est justifié par la cause, tout est sanctifié par le motif, l’intérêt de l’Eglise, la nécessité d’étendre son regne, & de proscrire à tout prix ceux qui lui résistent, autorise & consacre tout : étrange renversement d’idées, abus incompréhensible de tout ce qu’il y a de plus auguste & de plus saint ! la religion donnée aux hommes pour les unir & les rendre meilleurs, devient le prétexte même de leurs égaremens les plus affreux ; tous les attentats commis sous ce voile sont désormais légitimes, le comble de la scélératesse devient le comble de la vertu ; on fait des saints & des héros de ceux que les juges du monde puniroient du dernier supplice ; on renouvelle pour le Dieu des Chrétiens le culte abominable de Saturne & de Moloch, l’audace & le fanatisme triomphent, & la terre voit avec horreur des monstres déifiés. Qu’on ne nous accuse point de tremper notre pinceau dans le fiel, nous ne pourrions que trop nous justifier de ce reproche, & nous frissonnons des preuves que nous avons en main : gardons nous cependant de nous en prévaloir, il vaut mieux laisser dans l’oubli ces tristes monumens de notre honte & de nos crimes, & nous épargner à nous-mêmes un tableau trop humiliant pour l’humanité. Toujours est-il certain qu’avec l’intolérance vous ouvrez une source intarissable de maux, dès-lors chaque partie s’arrogera les mêmes droits, chaque secte employera la violence & la contrainte, les plus foibles opprimés dans un lieu deviendront oppresseurs dans l’autre, les vainqueurs auront toujours droit, les vaincus seront les seuls hérétiques, & ne pourront se plaindre que de leur foiblesse ; il ne faudra qu’une puissante armée pour établir ses sentimens, & confondre ses adversaires ; le destin de la vérité suivra celui des combats, & les plus féroces mortels seront aussi les meilleurs croyans : on ne verra donc de toutes parts que des buchers, des échaffauds, des proscriptions, des supplices. Calvinistes, romains, luthériens, juifs & grecs, tous se dévoreront comme des bêtes féroces ; les lieux où regne l’Evangile seront marqués par le carnage & la désolation ; des inquisiteurs seront nos maîtres ; la croix de Jesus deviendra l’étendart du crime, & ses disciples s’enivreront du sang de leurs freres ; la plume tombe à ces horreurs, cependant elles découlent directement de l’intolérance ; car je ne crois pas qu’on m’oppose l’objection si souvent foudroyée, que la véritable Eglise étant seule en droit d’employer la

violence & la contrainte, les hérétiques ne pourroient sans crime agir pour l’erreur, comme elle agit pour la vérité ; un sophisme si puérile porte avec lui sa réfutation ; qui ne voit en effet qu’il est absurde de supposer la question même, & de prétendre que ceux que nous appellons hérétiques se reconnoissent pour tels, se laissent tranquillement égorger & s’abstiennent de représailles ?

Concluons que l’intolérance universellement établie armeroit tous les hommes les uns contre les autres, & feroient naître sans fin les guerres avec les opinions ; car en supposant que les infideles ne fussent point persécuteurs par des principes de religion, ils le seroient du-moins par politique & par intérêt, les Chrétiens ne pouvant tolérer ceux qui n’adoptent pas leurs idées, on verroit avec raison tous les peuples se liguer contre eux, & conjurer la ruine de ces ennemis du genre humain, qui, sous le voile de la religion, ne verroient rien d’illégitime pour le tourmenter & pour l’asservir. En effet, je le demande, qu’aurions nous à reprocher à un prince de l’Asie ou du Nouveau-monde qui feroit pendre le premier missionnaire que nous lui enverrions pour le convertir ? Le devoir le plus essentiel d’un souverain n’est-ce pas d’affirmer la paix & la tranquillité dans ses états, & d’en proscrire avec soin ces hommes dangereux qui couvrant d’abord leur foiblesse d’une hypocrite douceur, ne cherchent dès qu’ils en ont le pouvoir qu’a répandre des dogmes barbares & séditieux ? Que les Chrétiens ne s’en prennent donc qu’à eux-mêmes, si les autres peuples instruits de leurs maximes ne veulent point les souffrir, s’ils ne voient en eux que les assassins de l’Amérique ou les perturbateurs des Indes, & si leur sainte religion destinée à s’étendre & à fructifier sur la terre en est avec raison bannie par leurs excès & par leurs fureurs.

Au reste il nous paroît inutile d’opposer aux intolérans les principes de l’Evangile, qui ne fait qu’étendre & développer ceux de l’équité naturelle, de leur rappeller les leçons & l’exemple de leur auguste maître qui ne respira jamais que douceur & charité, & de retracer à leurs yeux la conduite de ces premiers Chrétiens, qui ne savoient que benir & prier pour leurs persécuteurs. Nous ne produirons point ces raisonnemens, dont les anciens peres de l’Eglise se servoient avec tant de force contre les Nérons & les Dioclétiens, mais qui depuis Constantin le Grand sont devenus ridicules & si faciles à retorquer. On sent que dans un article nous ne pouvons qu’effleurer une matiere aussi abondante : ainsi après avoir rappellé les principes qui nous ont paru les plus généraux & les plus lumineux, il nous reste pour remplir notre objet à tracer les devoirs des souverains, relativement aux sectes qui partagent la société.

Incedo per ignes.

Dans une matiere aussi délicate, je ne marcherai point sans autorité ; & dans l’exposition de quelques principes généraux, on verra sans peine les conséquences qui en découlent.

I. Donc on ne réduira jamais la question à son véritable point, si l’on ne distingue d’abord l’état de l’église & le prêtre du magistrat. L’état ou la république a pour but la conservation de ses membres, l’assûrance de leur liberté, de leur vie, de leur tranquillité, de leurs possessions & de leurs privileges : l’Eglise au contraire est une société, dont le but est la perfection de l’homme & le salut de son ame. Le souverain regarde sur-tout la vie présente : l’Eglise regarde sur-tout & directement la vie à venir. Maintenir la paix dans la société contre tous ceux qui voudroient y porter atteinte, c’est le devoir & le droit du souverain ; mais son droit expire où regne celui