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Disturb man’s rest : Cato knows neither of em,
Indifferent in his choice to sleep, or die.


« Que le crime ou la crainte troublent le repos de l’homme, Caton ne connoit ni l’une ni l’autre, indifférent dans son choix de dormir ou de mourir ».

Addison nous plait par son bon goût & par ses peintures simples. Lorsque Sempronius dit à Porcius qu’il seroit au comble du bonheur, si Caton son pere vouloit lui accorder sa sœur Marcia, Portius répond, acte I. scène 2 :

Alas ! Sempronius, wouldst thou talk of love
To Marcia whilst her fathers life’s in danger ?
Thou migh’st as well court the pale trembling vestal,
When she beholds the holy flame expiring.


« Quoi Sempronius, voudriez-vous parler d’amour à Marcia, dans le tems que la vie de son pere est menacée ? Vous pourriez aussi-tôt entretenir de votre passion une vestale tremblante & effrayée à la vue du feu sacré prêt à s’éteindre sur l’autel ». Que cette image est belle & bien placée dans la bouche d’un romain ! C’est encore la majesté de la religion qui augmente la noblesse de la pensée. L’idée est neuve, & cependant si simple, qu’il paroît que tout le monde l’auroit trouvée.

Quant à l’intrigue d’amour de cette piece, un de nos beaux génies, grand juge en ces matieres, la condamne en plus d’un endroit. Addison, dit M. de Voltaire, eut la molle complaisance de plier la sévérité de son caractere aux mœurs de son tems, & gâta un chef-d’œuvre pour avoir voulu lui plaire. J’ai cependant bien de la peine à souscrire à cette décision. Il est vrai que M. Addison reproduit sur la scène l’amour, sujet trop ordinaire & usé ; mais il peint un amour digne d’une vierge romaine, un amour chaste & vertueux, fruit de la nature & non d’une imagination déréglée. Toute belle qu’est Porcia, c’est le grand Caton que le jeune prince de Massinisse adore en sa fille.

Les amans sont ici plus tendres & en même tems plus sages que tous ceux qu’on avoit encore introduits sur le théatre. Dans notre siecle corrompu il faut qu’un poëte ait bien du talent pour exciter l’admiration des libertins, & les rendre attentifs à une passion qu’ils n’ont jamais ressentie, ou dont ils n’ont emprunté que le masque.

« Ce chef-d’œuvre dramatique qui a fait tant d’honneur à notre pays & à notre langue (dit Steele), excelle peut-être autant par les passions des amans que par la vertu du héros. Du-moins leur amour qui ne fait que les caracteres du second ordre, est plus héroïque que la grandeur des principaux caracteres de la plûpart des tragédies ». n’en veux pour preuve que la réponse de Juba à Marcie, acte I. scène 5, lorsqu’elle lui reproche avec dignité de l’entretenir de sa passion dans un tems où le bien de la cause commune demandoit qu’il fût occupé d’autres pensées. Replique-t-il comme Pyrrhus à Andromaque ?

Vaincu, chargé de fers, de regrets consumé,
Brûlé de plus de feux que je n’en allumai,
Tant de soins, tant de pleurs, tant d’ardeurs inquietes


Non ; mais en adorant la fille de Caton, il sait que pour être digne d’elle, il doit remplir son devoir. Vos reproches, répond-il à l’instant, sont justes, vertueuse Marcie, je me hâte d’aller joindre nos troupes, &c. Et en effet il la quitte.

Thy reproofs are just'
'Thou virtuous maid ; I’ll hasten to my troops, &c.

Le Caton françois de M. des Champs est au Caton anglois ce qu’est la Phedre de Pradon à la Phedre de

Racine. Addison mourut en 1719, âgé de 47 ans, & fut enterré à Westminster. Outre qu’il est un des plus purs écrivains de la Grande-Bretagne, c’est le poëte des sages.

Depuis Congreve & lui, les pieces du théatre anglois sont devenues plus régulieres, les auteurs plus corrects & moins hardis ; cependant les monstres brillans de Shakespear plaisent mille fois plus que la sagesse moderne. Le génie poétique des Anglois, dit M. de Voltaire, ressemble à un arbre touffu planté par la nature, jettant au hazard mille rameaux, & croissant inégalement avec force ; il meurt, si vous voulez le tailler en arbre des jardins de Marly.

C’en est assez sur les illustres poëtes tragiques des deux nations rivales du théatre ; mais comme il importe à ceux qui voudront les imiter, de bien connoitre le but de la tragédie, & de ne pas se méprendre sur le choix des sujets & des personnages qui lui conviennent, ils ne seront pas fâchés de trouver ici là-dessus quelques conseils de M. l’abbé Dubos, parce qu’ils sont propres à éclairer dans cette route épineuse. Nous finirons par discuter avec lui si l’amour est l’essence de la tragédie.

Ce qui nous engage à nous arrêter avec complaisance sur ce genre de poëme auquel préside Melpomène, c’est qu’il affecte bien plus que la comédie. Il est certain que les hommes en général ne sont pas autant émus par l’action théatrale, qu’ils ne sont pas aussi livrés au spectacle durant la représentation des comédies, que durant celles des tragédies. Ceux qui font leur amusement de la poésie dramatique, parlent plus souvent & avec plus d’affection des tragédies que des comédies qu’ils ont vues ; ils savent un plus grand nombre de vers des pieces de Corneille & de Racine, que de celles de Moliere. Enfin le public préfere le rendez-vous qu’on lui donne pour le divertir en le faisant pleurer, à celui qu’on lui présente pour le divertir en le faisant rire.

La tragedie, suivant la signification qu’on donnoit à ce mot, est l’imitation de la vie & des discours des héros sujets par leur élévation aux passions & aux catastrophes, comme à revêtir les vertus les plus sublimes. Le poëte tragique nous fait voir les hommes en proie aux plus grandes agitations. Ce sont des dieux injustes, mais tous puissans, qui demandent qu’on égorge aux piés de leurs autels une jeune princesse innocente. C’est le grand Pompée, le vainqueur de tant de nations & la terreur des rois d’Orient, massacré par de vils esclaves.

Nous ne reconnoissons pas nos amis dans les personnages du poëte tragique ; mais leurs passions sont plus impétueuses ; & comme les lois ne sont pour ces passions qu’un frein très-foible, elles ont bien d’autres suites que les passions des personnages du poëte comique. Ainsi la terreur & la pitié que la peinture des événemens tragiques excite dans notre ame, nous occupent plus que le rire & le mépris que les incidens des comédies produisent en nous.

Le but de la tragédie étant d’exciter la terreur & la compassion, il faut d’abord que le poëte tragique nous fasse voir des personnages également aimables & estimables, & qu’ensuite il nous les représente dans un état malheureux. Commencez par faire estimer ceux pour lesquels vous voulez m’intéresser. Inspirez de la vénération pour les personnages destinés à faire couler mes larmes.

Il est donc nécessaire que les personnages de la tragédie ne méritent point d’être malheureux, ou du moins d’être aussi malheureux qu’ils le sont. Si leurs fautes sont de véritables crimes, il ne faut pas que ces crimes aient été commis volontairement. Œdipe ne seroit plus un principal personnage de tragédie, s’il avoit su dans le tems de son combat, qu’il tiroit l’épée contre son propre pere.