Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 16.djvu/519

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les malheurs des scélérats sont peu propres à nous toucher ; ils sont un juste supplice dont l’imitation ne sauroit exciter en nous ni terreur, ni compassion véritable. Leur supplice, si nous le voyions réellement, exciteroit bien en nous une compassion machinale ; mais comme l’émotion que les imitations produisent, n’est pas aussi tyrannique que celle que l’objet même exciteroit, l’idée des crimes qu’un personnage de tragédie a commis, nous empêche de sentir pour lui une pareille compassion. Il ne lui arrive rien dans la catastrophe que nous ne lui ayons souhaité plusieurs fois durant le cours de la piece, & nous applaudissons alors au ciel qui justifie enfin sa lenteur à punir.

Il ne faut pas néanmoins défendre d’introduire des personnages scélérats dans la tragédie, pourvu que le principal intérêt de la piece ne tombe point sur eux. Le dessein de ce poeme est bien d’exciter en nous la terreur & la compassion pour quelques-uns de ses personnages, mais non pas pour tous ses personnages. Ainsi le poëte, pour arriver plus certainement à son but, peut bien allumer en nous d’autres passions qui nous préparent à sentir plus vivement encore les deux qui doivent dominer sur la scène tragique, je veux dire la compassion & la terreur. L’indignation que nous concevons contre Narcisse, augmente la compassion & la terreur où nous jettent les malheurs de Britannicus. L’horreur qu’inspire le discours d’Œnone, nous rend plus sensible à la malheureuse destinée de Phèdre.

On peut donc mettre des personnages scélérats sur la scène tragique, ainsi qu’on met des bourreaux dans le tableau qui représente le martyre d’un saint. Mais comme on blâmeroit le peintre qui peindroit aimables des hommes auxquels il fait faire une action odieuse ; de même on blâmeroit le poëte qui donneroit à des personnages scélérats des qualités capables de leur concilier la bienveillance du spectateur. Ce seroit aller contre le grand but de la tragédie, que de peindre le vice en beau, qui doit être de purger les passions en mettant sous nos yeux les égaremens où elles nous conduisent, & les périls dans lesquels elles nous précipitent.

Les poëtes dramatiques dignes d’écrire pour le théatre, ont toujours regardé l’obligation d’inspirer la haine du vice, & l’amour de la vertu, comme la premiere obligation de leur art. Quand je dis que la tragédie doit purger les passions, j’entends parler seulement des passions vicieuses & préjudiciables à la société, & l’on le comprend bien ainsi. Une tragédie qui donneroit du dégoût des passions utiles à la société, telles que sont l’amour de la patrie, l’amour de la gloire, la crainte du deshonneur, &c. seroit aussi vicieuse qu’une tragédie qui rendroit le vice aimable.

Ne faites jamais chausser le cothurne à des hommes inférieurs à plusieurs de ceux avec qui nous vivons, autrement vous seriez aussi blâmable que si vous aviez fait ce que Quintilien appelle, donner le rôle d’Hercule à jouer à un enfant, personam Herculis, & cothurnos aptare infantibus.

Non-seulement il faut que le caractere des principaux personnages soit intéressant, mais il est nécessaire que les accidens qui leur arrivent soient tels qu’ils puissent affliger tragiquement des personnes raisonnables, & jetter dans la crainte un homme courageux. Un prince de quarante ans qu’on nous représente au désespoir, & dans la disposition d’attenter sur lui-même, parce que sa gloire & ses intérêts l’obligent à se séparer d’une femme dont il est amoureux & aimé depuis douze ans, ne nous rend guere compatissans à son malheur ; nous ne saurions le plaindre durant cinq actes.

Les excès des passions où le poëte fait tomber son héros, tout ce qu’il lui fait dire afin de bien persua-

der les spectateurs que l’intérieur de ce personnage

est dans l’agitation la plus affreuse, ne sert qu’à le dégrader davantage. On nous rend le héros indifférent, en voulant rendre l’action intéressante. L’usage de ce qui se passe dans le monde, & l’expérience de nos amis, au défaut de la nôtre, nous apprennent qu’une passion contente s’use tellement en douze années, qu’elle devient une simple habitude. Un héros obligé par sa gloire & par l’intérêt de son autorité, à rompre cette habitude, n’en doit pas être assez affligé pour devenir un personnage tragique ; il cesse d’avoir la dignité requise aux personnages de la tragédie, si son affliction va jusqu’au désespoir. Un tel malheur ne sauroit l’abattre, s’il a un peu de cette fermeté sans laquelle on ne sauroit être, je ne dis pas un héros, mais même un homme vertueux. La gloire, dira-t-on, l’emporte a la fin, & Titus, de qui l’on voit bien que vous voulez parler, renvoie Bérénice chez elle.

Mais ce n’est pas là justifier Titus, c’est faire tort à la réputation qu’il a laissée ; c’est aller contre les lois de la vraissemblance & du pathétique véritable, que de lui donner, même contre le témoignage de l’histoire, un caractere si mou & si efféminé. Aussi quoique Bérénice soit une piece très-méthodique, & parfaitement bien écrite, le public ne la revoit pas avec le même goût qu’il lit Phedre & Andromaque. Racine avoit mal choisi son sujet ; & pour dire plus exactement la vérité, il avoit eu la foiblesse de s’engager à le traiter sur les instances d’une grande princesse.

De ces réflexions sur le rôle peu convenable que Racine fait jouer à Titus, il ne s’ensuit pas que nous proscrivions l’amour de la tragédie. On ne sauroit blâmer les poëtes de choisir pour sujet de leurs imitations les effets des passions qui sont les plus générales, & que tous les hommes ressentent ordinairement. Or de toutes les passions, celle de l’amour est la plus générale ; il n’est presque personne qui n’ait en le malheur de la sentir du-moins une fois en sa vie. C’en est assez pour s’intéresser avec affection aux pieces de ceux qu’elle tyrannise.

Nos poëtes ne pourroient donc être blâmés de donner part à l’amour dans les intrigues de la piece, s’ils le faisoient avec plus de retenue. Mais ils ont poussé trop loin la complaisance pour le goût de leur siecle, ou, pour mieux dire, ils ont eux-mêmes fomenté ce goût avec trop de lâcheté. En renchérissant les uns sur les autres, ils ont fait une ruelle de la scene tragique ; qu’on nous passe le terme !

Racine a mis plus d’amour dans ses pieces que Corneille. Boileau travaillant à réconcilier son ami avec le célebre Arnaud, il lui porta la tragédie de Phedre de la part de l’auteur, & lui en demanda son avis. M. Arnaud, après avoir lu la piece, lui dit : il n’y a rien à reprendre au caractere de Phedre, mais pourquoi a-t-il fait Hippolite amoureux ? Cette critique est la seule peut-être qu’on puisse faire contre la tragédie de Phedre ; & l’auteur qui se l’étoit faite à lui même, se justifioit en disant, qu’auroient pensé les petits-maîtres d’un Hippolite ennemi de toutes les femmes ? Quelles mauvaises plaisanteries n’auroient-ils point jettées sur le fils de Thésée ?

Du-moins Racine connoissoit sa faute ; mais la plûpart de ceux qui sont venus depuis cet aimable poëte, trouvant qu’il étoit plus facile de l’imiter par ses endroits foibles que par les autres, ont encore été plus loin que lui dans la mauvaise route.

Comme le goût de faire mouvoir par l’amour les ressorts de la tragédie, n’a pas été le goût des anciens, il ne sera point peut-être le goût de nos neveux. La postérité pourra donc blâmer l’abus que nos poëtes tragiques ont fait de leur esprit, & les censurer un jour d’avoir donné le caractere de Tircis & de Philene ; d’avoir fait faire toutes choses pour l’amour à des personnages illustres, & qui vivoient dans des