Pour exécuter leurs vengeances avec éclat, ils imiterent la maniere dont Marius & Sylla en avoient usé. Elle consistoit à écrire en grosses lettres sur un tableau le nom des condamnés, & on affichoit ce tableau dans la place publique ; c’est ce qu’on appella proscription. De ce moment chacun pouvoit tuer les proscrits ; & comme leur tête étoit à fort haut prix, il étoit bien difficile qu’ils pussent échapper à des soldats animés par l’intérêt. Ces terribles articles étant signés, Octave sortit pour les déclarer aux troupes qui en témoignerent une extrème joie, & alors les soldats des trois armées se mêlerent, & se traiterent réciproquement.
Ainsi fut conclu cet exécrable triumvirat, dont les suites furent si funestes ; & pour en faire passer la mémoire jusqu’à la postérité, ils firent battre de la monnoie, où on voyoit d’un côté l’image d’Antoine : Marc Antoine, empereur auguste, triumvir, & au revers trois mains qui se tenoient, les haches des consuls, & pour devise, le salut du genre humain.
Les triumvirs ayant ainsi établi leur autorité, dresserent le rôle des autres personnes qui devoient périr par leurs ordres ; & bien que la haine y eût grande part, l’intérêt y trouva aussi sa place. Ils avoient besoin de beaucoup d’argent pour soutenir la guerre contre Brutus & Cassius, qui trouvoient de puissantes ressources dans les richesses de l’Asie, & dans l’assistance des princes d’Orient ; au-lieu que ceux-ci n’avoient que l’Europe pour eux, sur-tout l’Italie épuisée par la longueur des guerres civiles. Ils établirent de grands impôts sur le sel, & sur les autres marchandises ; mais comme cela ne suffisoit pas, ils proscrivirent, ainsi que je l’ai dit, plusieurs des plus riches de Rome, afin de profiter de leur confiscation.
Decret de cette proscription. Le decret de la proscription commençoit en ces termes : « Marcus Lepidus, Marcus Antonius & Octavius César, élus pour la réformation de la république. Si la générosité de Jules César ne l’avoit obligé à pardonner à des perfides, & à leur accorder, outre la vie dont ils étoient indignes, des honneurs & des charges qu’ils ne méritoient pas, après avoir été pris les armes à la main contre sa personne, il n’auroit pas péri si cruellement par leur trahison ; & nous ne serions pas forcés d’user de voyes de rigueur contre ceux qui nous ont déclarés ennemis de la patrie. Mais les entreprises détestables qu’ils ont machinées contre nous, la perfidie horrible dont ils ont usé à l’égard de César, & la connoissance que nous avons de leur méchanceté & de leur obstination dans des sentimens si odieux, nous obligent à prévenir les maux qui nous en pourroient arriver. »
Le reste contenoit une justification du procédé des triumvirs, fondée sur les avantages que Jules-César avoit acquis aux Romains par ses victoires, l’ingratitude de ses bienfaits, en un mot la nécessité de punir des ennemis, qui pourroient par leurs artifices rejetter la ville de Rome dans les malheurs de la division, durant qu’Octave & Antoine seroient occupes contre Brutus & Cassius : on appuyoit cette justification par l’exemple de Sylla.
Après avoir imploré l’assistance des dieux, ils concluoient ainsi : « que personne ne soit assez hardi pour recevoir, recéler ou faire sauver aucun des proscrits, sous quelque prétexte que ce soit, ni lui donner argent ou autre secours, ni avoir aucune intelligence avec eux, sous peine d’être mis en leur rang, sans espérance d’aucune gracc. Quiconque apportera la tête d’un proscrit, aura deux mille écus, si c’est un homme libre ; & s’il est esclave, il aura la liberté & mille écus. L’esclave qui tuera son propre maître, aura outre cela
le droit de bourgeoisie. On donnera la même récompense à ceux qui nous déclareront le lieu où un proscrit se sera retiré ; & le nom du dénonciateur ne sera couché sur aucun registre ni autre mémoire, afin que personne n’en ait connoissance ».
Quantité de leurs soldats arriverent à Rome avant la publication du decret, & tuerent d’abord quatre des proscrits, les uns dans leurs logis, & les autres dans la rue. Ils se mirent ensuite à courir par les maisons & par les temples : ce qui causa une frayeur générale. On n’entendoit que des cris & des pleurs ; & comme le decret n’étoit pas encore publié, chacun se persuadoit être du nombre des condamnés. Quelques-uns même tomberent dans un si grand desespoir, qu’ils vouloient envelopper la ville entiere dans leur perte, en mettant le feu par-tout. Pédius, pour empêcher ce malheur, fit publier qu’on ne cherchoit qu’un fort petit nombre des ennemis des triumvirs, & que tous les autres n’avoient rien à craindre. Le lendemain il fit afficher les noms des dix-sept condamnés ; mais il s’échauffa si fort à courir de tous côtés pour rassurer les esprits, qu’il en mourut.
Les triumvirs firent ensuite leur entrée dans la ville en trois différens jours. Octave entra le premier, Antoine le second, & Lepidus le troisieme ; chacun d’eux menoit une légion pour sa garde. La loi par laquelle ils s’attribuoient la même autorité que les consuls pour l’espace de cinq ans, & se déclaroient réformateurs de la république, fut publiée par Titius tribun du peuple ; & la nuit suivante, ils firent ajouter les noms de cent trente personnes à ceux qu’ils avoient déja proscrits.
Peu de tems après on en publia encore cent cinquante, sous prétexte qu’on les avoit oubliés. Ainsi le nombre des malheureuses victimes s’accrut jusqu’à trois cent sénateurs, & plus de deux mille chevaliers. Personne n’osoit refuser l’entrée de sa maison aux soldats qui cherchoient dans les lieux les plus secrets ; & la face de Rome ressembloit alors à celle d’une ville prise d’assaut, exposée au meurtre & au pillage. Plusieurs furent tués dans ce desordre sans être condamnés. On les reconnoissoit à ce qu’ils n’avoient pas la tête coupée.
Peinture de ces horreurs. Salvius tribun du peuple fut tué le premier sur la table où il traitoit ses amis, pour avoir abandonné trop légérement les intérêts d’Antoine, qu’il avoit d’abord soutenu contre Cicéron. Le préteur Minutius périt par l’imprudence de ceux qui l’accompagnoient par honneur, & qui le firent découvrir. Cœpion se fit tuer les armes à la main après une vigoureuse résistance, & Veratinus rassembla plusieurs autres proscrits comme lui, avec lesquels il tua grand nombre de soldats, & se sauva en Sicile.
Statius proscrit à l’âge de quatre-vingt ans, à cause de ses grands biens, les abandonna au pillage, & mit le feu dans sa maison, où il se brûla. Emilius voyant des gens armés qui couroient après un misérable, demanda qui étoit ce proscrit ; un soldat qui le reconnut, répondit c’est toi-même, & le tua sur l’heure. Cilius & Decius ayant lû leurs noms écrits dans le tableau, se mirent à fuir étourdiment, & attirerent après eux des soldats qui les tuerent. Julius se joignit à des gens qui portoient un corps mort dans la ville, mais il fut reconnu & tué par les gardes de la porte, qui trouverent un porteur de plus qu’il n’y en avoit d’ordinaire.
Largus épargné par quelques soldats de sa connoissance, en rencontra d’autres qui le poursuivirent ; il se jetta dans les bras de ceux qui l’avoient sauvé, afin qu’ils gagnassent le prix qui leur appartenoit. Les gens les plus illustres se cachoient pour