sauver leur vie dans les grottes, dans les aqueducs & les souterreins. On ne trouvoit que sénateurs, tribuns & autres magistrats fugitifs, cherchant des aziles de toutes parts.
On porta à Antoine la tête de Rufus proscrit, pour avoir refusé quelque tems auparavant de lui vendre une maison voisine de celle de Fulvie ; il dit que ce présent appartenoit à sa femme, & le lui envoya ; d’un autre côté, la femme de Coponius qui étoit fort belle, n’obtint d’Antoine la grace de son mari que par la derniere faveur.
Cicéron fut poursuivi dans ses terres par un certain Herennius, & par un tribun militaire nommé Popilius Lena, auquel il avoit sauvé la vie en plaidant pour lui ; ils le tuerent dans sa litiere à l’âge de 64 ans. Ainsi fut cimenté le triumvirat par le sang d’un des plus grands hommes de la république.
En un mot tout ce que la vengeance, la haine ou l’intérêt peuvent produire de plus tragique, parut dans les divers incidens de cette affreuse proscription. On vit des amis livrer leurs amis à l’assassinat ; des parens leurs parens ; & des esclaves leurs maîtres. On vit
Le méchant par le prix au crime encouragé ;
Le mari dans son lit par sa femme égorgé ;
Le fils tout degoutant du meurtre de son pere,
Et, sa tête à la main, demandant son salaire.
Salassus fut trahi par sa femme ; Annalis & Thauranius, tous deux préteurs, furent vendus par leurs propres fils, & Fulvius fut livré par une esclave qu’il entretenoit.
Peinture de belles actions dans ce tragique évenement. Mais aussi, tout ce que l’attachement, l’amour & la s. délité peuvent inspirer de plus généreux, parut au milieu de tant d’horreurs. On vit des soldats compatissans respecter le mérite ; on vit des esclaves se dévouer pour leurs maîtres, & des ennemis assez généreux risquer tout pour sauver la vie à leurs ennemis. On vit des femmes porter par les campagnes leurs maris sur leurs épaules, & s’aller cacher avec eux dans le fond des forêts. On vit des enfans s’exposer au glaive pour leurs peres, & des peres pour leurs enfans. Enfin, on vit de si grands traits d’héroïsme, qu’il sembloit que la vertu dans cette occasion vouloit triompher sur le crime.
Les femmes de Lentulus, d’Apuleïus, d’Antichus, se cacherent dans des lieux deserts avec leurs maris, sans vouloir jamais les abandonner.
Comme Reginus sortoit de la ville déguisé en charbonnier, sa femme le suivant en litiere, un soldat arrête la voiture ; Reginus revient sur ses pas pour prier cet homme de respecter cette dame. Le soldat qui avoit servi sous lui, le reconnut : « sauvez-vous, lui dit-il, mon général, je vous appellerai toujours ainsi, & je vous respecterai toujours, dans quelque misérable état que je vous voye ».
Ligarius se noya désespéré de n’avoir pu secourir son frere qu’il vit tuer devant ses yeux ; & la tendresse de pere fut funeste à Blavus, qui revint se faire massacrer pour tâcher de sauver son fils.
Arianus & Metellus échapperent au fer des assassins par les soins & le courage de leurs enfans. Oppius, qui avoit sauvé son pere infirme, en le portant de lieu en lieu sur ses épaules, en fut recompensé par le peuple qui le nomma édile ; & comme il n’avoit pas assez de bien pour fournir à la dépense des jeux, non-seulement tous les ouvriers lui donnerent généreusement leurs peines & leur salaire ; mais la plûpart de ceux qui assisterent à ses spectacles, lui firent tant de présens, qu’ils l’enrichirent.
Junius dut son salut aux services de ses esclaves qui combattirent pour le défendre. Un affranchi poignar-
son maître, & se tua du même poignard.
L’avanture de Restius ou de Restio est surprenante. Il avoit autrefois fait marquer d’un fer chaud le front d’un de ses esclaves pour s’être enfui. Cet esclave découvrit sans peine le lieu où il étoit caché, & vint l’y trouver. Restius crut être perdu, mais l’esclave le rassura : « crois-tu, dit-il, mon maître, que ces caracteres dont tu as marqué mon front, aient fait plus d’impression sur mon ame que les bienfaits que j’ai reçu de toi depuis ce tems-là » ? Il le conduisit dans un autre lieu plus secret, & l’y nourrit soigneusement, en veillant sans cesse à sa conservation ; cependant comme des soldats vinrent à passer plusieurs fois près de cet endroit, leurs allées & venues causerent mille frayeurs à l’esclave. Il suivit un jour ces soldats, & prit si bien son tems qu’il tua à leur vue un laboureur : les soldats coururent à lui comme à un assassin ; mais il leur dit, sans se déconcerter, que c’étoit son maître Restius proscrit par les loix, qu’il venoit heureusement de tuer, moins encore pour la recompense, que pour se venger des marques infâmes qu’ils voyoient sur son front. Ainsi l’esprit, le crime & l’héroïsme se réunirent dans un simple esclave, & son maître fut sauvé.
Mais la grandeur d’ame des esclaves d’Appion & de Méneïus fut sans tache : ils se dévouerent généreusement, & se firent tuer tous les deux, l’un dans une litiere, & l’autre sur un lit, avec les habits de leurs maîtres.
L’imagination féconde inventa toutes sortes de moyens pour échapper à la mort. Pomponius revêtit l’habit de préteur, habilla ses esclaves en licteurs, contrefit le seing des triumvirs, & prit un vaisseau pour passer en Cilicie. Un autre sénateur se fit raser, changea de nom, leva une petite école, & y enseigna publiquement tant que dura la proscription, sans que personne vînt à soupçonner qu’un maître d’école fût un illustre proscrit.
L’aimable & belle Octavie saisissoit de son côté toutes les occasions possibles d’arracher quelques victimes à la barbarie du triumvirat. La femme de Vinius compris dans la proscription, après avoir examiné les moyens de le sauver, l’enferma dans un coffre qu’elle fit porter à la maison d’un de ses affranchis, & répandit si bien le bruit qu’il étoit mort, que tout le monde en fut persuadé. Mais comme cette ressource ne calmoit point ses allarmes, elle saisit l’occasion qu’un de ses parens devoit donner des jeux au peuple, & ayant mis Octavie dans ses intérêts, elle la pria d’obtenir de son frére, qu’il se trouvât seul des triumvirs au spectacle. Les choses ainsi disposées, cette dame vint sur le théatre, se jette aux piés d’Octavius, lui déclare son artifice, & fait porter en sa présence le coffre même, d’où son mari sortit en tremblant. Tandis que tous les deux imploroient la clémence du triumvir, Octavie donna des louanges à cette action avec tant de graces & d’adresse, que son frere applaudissant a l’amour héroïque de cette dame, accorda la vie à son mari. Octavie n’en demeura pas là, elle loua si fort le courage de l’affranchi qui, recevant ce dépôt, avoit couru risque de périr lui-même, qu’elle engagea son frere à le recompenser, en le mettant au rang des chevaliers romains.
Triomphe de Lépidus. Sur la fin des exécutions du triumvirat, Lépidus s’avisa de vouloir triompher de quelques peuples que ses lieutenans avoit soumis en Espagne. La publication de ce triomphe portoit ces paroles remarquables : « à tous ceux qui honoreront notre triomphe par des sacrifices, des festins publics, & autres démonstrations de joie, salut, & bonne fortune. A ceux qui se conduiront au-