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vrer leur patrie d’un seul tyran, Thrasibule délivra la sienne de trente ». (D. J.)

TYRANNICIDE, s. m. (Lang. franç.) tyrannicida, dans les auteurs latins, signifie le meurtrier d’un tyran. M. d’Ablancourt a dit le premier tyrannicide dans sa belle traduction de Lucien, & il doit être approuvé par tous ceux qui ont du goût. (D. J.)

TYRANNIE, s. f. (Gouvern. politiq.) tout gouvernement injustement exercé sans le frein des lois.

Les Grecs & les Romains nommoient tyrannie le dessein de renverser le pouvoir fondé par les lois, & sur-tout la démocratie : il paroît cependant qu’ils distinguoient deux sortes de tyrannie ; une réelle, qui consiste dans la violence du gouvernement ; & une d’opinion, lorsque ceux qui gouvernent établissent des choses qui choquent la maniere de penser d’une nation.

Dion dit qu’Auguste voulut se faire appeller Romulus ; mais qu’ayant appris que le peuple craignoit qu’il ne voulût se faire roi, Auguste changea de dessein.

Les premiers romains ne vouloient point de roi, parce qu’ils n’en pouvoient souffrir la puissance : les Romains d’alors ne vouloient point de roi, pour n’en point souffrir les manieres ; car quoique César, les triumvirs, Auguste, fussent des véritables rois, ils avoient gardé tout l’extérieur de l’égalité, & leur vie privée contenoit une espece d’opposition avec le faste des rois d’alors ; & quand les Romains ne vouloient point de rois, cela signifioit qu’ils vouloient garder leurs manieres, & ne pas prendre celles des peuples d’Afrique & d’Orient.

Dion ajoute que le même peuple romain étoit indigné contre Auguste, à cause de certaines lois trop dures qu’il avoit données ; mais que sitôt qu’il eut rappellé le comédien Pylade, chassé par les factions de la ville, le mécontentement cessa ; un pareil peuple sentoit plus vivement la tyrannie lorsqu’on chassoit un baladin, que lorsqu’on lui ôtoit toutes les lois ; il falloit bien qu’il tombât sous l’empire de la tyrannie réelle, & cet événement ne tarda pas.

Comme l’usurpation est l’exercice d’un pouvoir auquel d’autres ont droit, nous définissons la tyrannie l’exercice d’un pouvoir également injuste & outré, auquel qui que ce soit n’a aucun droit dans la nature : ou bien la tyrannie est l’usage d’un pouvoir qu’on exerce contre les lois au détriment public, pour satisfaire son ambition particuliere, sa vengeance, son avarice, & autres passions déréglées, nuisibles à l’état. Elle réunit les extrèmes ; & sur la tête d’un million d’hommes qu’elle écrase, elle éleve le colosse monstrueux de quelques indignes favoris qui la servent.

Cette dégénération des gouvernemens est d’autant plus à craindre, qu’elle est lente & foible dans ses commencemens, prompte & vive dans la fin. Elle ne montre d’abord qu’une main pour secourir, & opprime ensuite avec une infinité de bras.

Je dis cette dégénération, cette corruption des gouvernemens, & non pas comme Puffendorf de la simple monarchie, parce que toutes les formes de gouvernement sont sujettes à la tyrannie. Partout où les personnes qui sont élevées à la suprème puissance pour la conduite du peuple, & la conservation de ce qui lui appartient en propre, emploient leur pouvoir pour d’autres fins, & foulent des gens qu’ils sont obligés de traiter d’une toute autre maniere, là certainement est la tyrannie ; soit qu’un seul homme revêtu du pouvoir agisse de la sorte, soit qu’il y en ait plusieurs qui violent les droits de la nation. Ainsi l’histoire nous parle de trente tyrans d’Athènes, aussi bien que d’un à Syracuse ; & chacun sait que la domination des décemvirs de Rome, n’étoit qu’une véritable tyrannie.

Partout où les lois cessent, ou sont violées par le

brigandage, la tyrannie exerce son empire ; quiconque révêtu de la puissance suprème, se sert de la force qu’il a en main, sans avoir aucun égard pour les lois divines & humaines, est un véritable tyran. Il ne faut point d’art ni de science pour manier la tyrannie. Elle est l’ouvrage de la force, & c’est tout ensemble la maniere la plus grossiere, & la plus horrible de gouverner. Oderint dùm metuant ; c’est la devise du tyran ; mais cette exécrable sentence n’étoit pas celle de Minos, ou de Rhadamante.

Plutarque rapporte que Caton d’Utique étant encore enfant & sous la férule, alloit souvent, mais toujours accompagné de son maître, chez Sylla le dictateur, à cause du voisinage & de la parenté qui étoit entr’eux. Il vit un jour que dans cet hôtel de Sylla, en sa présence, ou par son ordre, on emprisonnoit les uns, on condamnoit les autres à diverses peines : celui-ci étoit banni, celui-là dépouillé de ses biens, un troisieme étranglé. Pour couper court, tout s’y passoit, non comme chez un magistrat, mais comme chez un tyran du peuple ; ce n’étoit pas un tribunal de justice, c’étoit une caverne de tyrannie. Ce noble enfant indigné se tourne avec vivacité vers son précepteur. « Donnez-moi, dit-il, un poignard ; je le cacherai sous ma robe ; j’entre souvent dans la chambre de ce tyran avant qu’il se leve ; je le plongerai dans son sein, & je délivrerai ma patrie de ce monstre exécrable. Telle fut l’enfance de ce grand personnage, dont la mort couronna la vertu ».

Thalès interrogé quelle chose lui paroissoit la plus surprenante, c’est, dit-il, un vieux tyran, parce que les tyrans ont autant d’ennemis qu’ils ont d’hommes sous leur domination.

Je ne pense pas qu’il y ait jamais eu de peuple, qui ait été assez barbare & assez imbécille pour se soumettre à la tyrannie par un contrat originel ; je sai bien néanmoins qu’il y a des nations sur lesquelles la tyrannie s’est introduite ou imperceptiblement, ou par violence, ou par prescription. Je ne m’érigerai pas en casuiste politique sur les droits de tels souverains, & sur les obligations de tels peuples. Les hommes doivent peut-être se contenter de leur sort ; souffrir les inconvéniens des gouvernemens, comme ceux des climats, & supporter ce qu’ils ne peuvent pas changer.

Mais si l’on me parloit en particulier d’un peuple qui a été assez sage & assez heureux, pour fonder & pour conserver une libre constitution de gouvernement, comme ont fait par exemple les peuples de la grande-Bretagne ; c’est à eux que je dirois librement que leurs rois sont obligés par les devoirs les plus sacrés que les lois humaines puissent créer, & que les lois divines puissent autoriser, de défendre & de maintenir préférablement à toute considération la liberté de la constitution, à la tête de laquelle ils sont placés. C’étoit-là l’avis non-seulement de la reine Elisabeth, qui n’a jamais tenu d’autre langage, mais du roi Jacques lui-même. Voici de quelle maniere il s’énonça dans le discours qu’il fit au parlement en 1603. « Je préférerai toujours en publiant de bonnes lois & des constitutions utiles le bien public & l’avantage de tout l’état, à mes avantages propres, & à mes intérêts particuliers, persuadé que je suis que le bien de l’état est ma félicité temporelle, & que c’est en ce point qu’un véritable roi differe d’un tyran ».

On demande si le peuple, c’est-à-dire, non pas la canaille, mais la plus saine partie des sujets de tous les ordres d’un état, peut se soustraire à l’autorité d’un tyran qui maltraiteroit ses sujets, les épuiseroit par des impôts excessifs, négligeroit les intérêts du gouvernement, & renverseroit les lois fondamentales.