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cedent les unes des autres dans un flux continuel, & qui ont rapport ensemble entant que les unes sont antérieures & les autres postérieures.

Il s’en suivroit de-là que le tems n’est autre chose que le mouvement lui-même, ou du-moins la durée du mouvement, considéré comme ayant plusieurs parties, dont les unes succedent continuellement aux autres ; mais, suivant ce principe, le tems ou la durée temporelle n’auroient pas lieu par rapport aux corps qui ne sont point en mouvement ; cependant personne ne peut nier que ces corps n’existent dans le tems, ou qu’ils n’ayent une durée successive.

Pour éviter cet inconvénient, les Epicuriens & les Corpusculaires définissent le tems, une sorte de flux ou de succession différent du mouvement, & consistant dans une infinité de parties qui se succedent continuellement & immédiatement les unes aux autres ; mais d’autres philosophes rejettent cette notion, comme établissant un être éternel indépendant de Dieu : en effet, comment concevoir un tems avant l’existence de choses qui soient susceptibles de flux ou de succession ? & d’ailleurs il faudroit dire ce que c’est que ce flux, si c’est une substance ou un accident.

Plusieurs philosophes distinguent le tems comme on distingue le lieu, en tems absolu & en tems relatif. Voyez Lieu.

Le tems absolu est le tems considéré en lui-même, sans aucun rapport aux corps, ni à leurs mouvemens ; ce tems s’écoule également, c’est-à-dire qu’il ne va jamais ni plus vîte, ni plus lentement, mais que tous les degrés de son écoulement, si on peut parler ainsi, sont égaux ou invariables.

Le tems relatif ou apparent est la mesure de quelque durée, rendue sensible par le moyen du mouvement. Comme le flux égal & uniforme du tems n’affecte point nos sens, & que dans ce flux il n’y a rien qui puisse nous faire connoître immédiatement le tems même, il faut de nécessité avoir recours à quelque mouvement, par lequel nous puissions déterminer la quantité du tems, en comparant les parties du tems à celles de l’espace que le mobile parcourt. C’est pourquoi, comme nous jugeons, que les tems sont égaux, quand ils s’écoulent pendant qu’un corps qui est en mouvement uniforme parcourt des espaces égaux, de même nous jugeons que les tems sont égaux quand ils s’écoulent pendant que le soleil, la lune & les autres luminaires célestes achevent leurs révolutions ordinaires, qui, à nos sens, paroissent uniformes. Voyez Mouvement & Uniforme.

Mais comme l’écoulement du tems ne peut être accéleré ni retardé, au-lieu que tous les corps se meuvent tantôt plus vîte, & tantôt plus doucement, & que peut-être il n’y a point de mouvement parfaitement uniforme dans la nature, quelques auteurs croient qu’on ne peut conclure que le tems absolu est quelque chose de réellement & effectivement distingué du mouvement : car en supposant pour un moment, que les cieux & les astres eussent été sans mouvement depuis la création, s’en suit-il de-là que le cours du tems auroit été arrêté ou interrompu ? & la durée de cet état de repos n’auroit-elle point été égale au tems qui s’est écoulé depuis la création ?

Comme le tems absolu est une quantité qui coule d’une maniere uniforme & qui est très-simple de sa nature, les Mathématiciens le représentent à l’imagination par les plus simples grandeurs sensibles, & en particulier par des lignes droites & par des cercles, avec lesquels le tems absolu paroît avoir beaucoup d’analogie pour ce qui regarde la succession, la similitude des parties, &c.

A la vérité, il n’est pas absolument nécessaire de mesurer le tems par le mouvement ; car le retour

constant & périodique d’une chose qui arrive ou se manifeste par intervalles également éloignés les uns des autres, comme par exemple, l’épanouissement d’une plante, &c. peuvent faire la même chose. En effet, M. Locke fait mention d’un peuple de l’Amérique, lequel a coutume de compter les années par l’arrivée & par le départ des oiseaux. Chambers.

Voici ce que pense sur la notion du tems M. Formey dans l’article qu’il nous a communiqué sur ce sujet. Il en est, dit-il, à-peu-près de la notion du tems comme de celle de l’espace. On est partagé sur la réalité. Cependant il y a beaucoup moins de partisans du tems réel, que de l’espace réel, & l’on convient assez généralement que la durée n’est que l’ordre des choses successives entant qu’elles se succedent, en faisant abstraction de toute autre qualité interne que de la simple succession. Ce qui fait naître la succession confuse & imaginaire du tems, comme de quelque chose qui existe indépendamment des êtres successifs, c’est la possibilité idéale.

On se figure le tems comme un être composé de parties continues & successives, qui coule uniformément, qui subsiste indépendamment des choses qui existent dans le tems qui a été dans un flux continuel de toute éternité & qui continuera de même. Mais cette notion du tems conduit aux mêmes difficultés que celle de l’espace absolu, c’est-à-dire que, selon cette notion, le tems seroit un être nécessaire, immuable, éternel, subsistant par lui-même, & que par conséquent tous les attributs de Dieu lui conviendroient. C’est ce que nous avons déja observé.

Par la possibilité idéale du tems, nous pouvons effectivement concevoir une succession antérieure à la succession réelle, pendant laquelle il se seroit écoulé un tems assignable. C’est de cette idée qu’on se forme du tems qu’est venue la fameuse question que M. Clarke faisoit à M. Leibnitz, pourquoi Dieu n’avoit pas créé le monde six mille ans plutôt ou plus tard ? M. Leibnitz n’eut pas de peine à renverser cette objection du docteur anglois, & son opinion sur la nature du tems par le principe de la raison suffisante ; il n’eut besoin pour y parvenir que de l’objection même de M. Clarke sur la création. Car si le tems est un être absolu qui consiste dans un flux uniforme, la question pourquoi Dieu n’a pas créé le monde six mille ans plutôt ou plus tard devient réelle, & force à reconnoître qu’il est arrivé quelque chose sans raison suffisante. En effet, la même succession des êtres de l’univers étant conservée, Dieu pouvoit faire commencer le monde plutôt ou plus tard, sans causer le moindre dérangement. Or, puisque tous les instans sont égaux, quand on ne fait attention qu’à la simple succession, il n’y a rien en eux qui eût pû faire préférer l’un à l’autre, dès qu’aucune diversité ne seroit parvenue dans le monde par ce choix ; ainsi un instant auroit été choisi par Dieu préférablement à un autre, pour donner l’existence à ce monde sans raison suffisante ; ce qu’on ne peut point admettre.

Le tems n’est donc qu’un être abstrait qui n’est rien hors des choses, & qui n’est point par conséquent susceptible des propriétés que l’imagination lui attribue : voici comment nous arrivons à sa notion. Lorsque nous faisons attention à la succession continue de plusieurs êtres, & que nous nous représentons l’existence du premier A distincte de celle du second B, & celle du second B distincte de celle du troisieme C, & ainsi de suite, & que nous remarquons que deux n’existent jamais ensemble ; mais que A ayant cessé d’exister, B lui succede aussi-tôt, que B ayant cessé, C lui succede, &c. nous nous formons la notion de cet être que nous appellons tems ; & entant que nous rapportons l’existence d’un