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Page:Diderot - Encyclopedie 1ere edition tome 17.djvu/178

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projet qu’il avoit formé leur asserviroit dans un instant la Grece entiere, on sait l’ordre qui lui fut donné de le communiquer à Aristide, dont la sagesse & la vertu étoient reconnues ; celui-ci ayant déclaré au peuple, que le projet en question étoit véritablement utile, mais aussi extrèmement injuste, à l’instant les Athéniens, par la bouche desquels l’humanité s’expliquoit alors, défendirent à Themistocle d’aller plus loin ; tel est l’empire de la vertu, tout un peuple de concert rejette sans autre examen un avantage infini, par cela seul qu’il ne peut l’obtenir sans injustice. Qu’on ne dise donc pas que la vertu n’est aimable, qu’autant qu’elle concourt à nos intérêts présens, puisqu’il n’est que trop vrai qu’elle est souvent dans ce monde opposée à notre bien, & que tandis que le vice adroit fleurit & prospere, la simple vertu succombe & gémit ; & cependant en devient-elle alors moins aimable ? ne semble-t-il pas au contraire, que c’est dans les revers & les hazards qu’elle est plus belle, plus intéressante ? loin de rien perdre alors de sa gloire, jamais elle ne brille d’un plus pur éclat que dans la tempête & sous le nuage ; oh, qui peut résister à l’ascendant de la vertu malheureuse ? quel cœur farouche n’est pas attendri par les soupirs d’un homme de bien ? Le crime couronné fait-il tant d’impression sur nous ; oui, je t’adjure, homme sincere, dis dans l’intégrité de ton cœur, si tu ne vois pas avec plus d’enthousiasme & de vénération, Regulus retournant à Carthage, que Sylla proscrivant sa patrie ; Caton pleurant sur ses concitoyens, que César triomphant dans Rome ; Aristide priant les dieux pour les ingrats Athéniens, que le superbe Coriolan insensible aux gémissemens de ses compatriotes ? Dans la vénération que Socrate mourant m’inspire, quel intérêt puis-je prendre que l’intérêt même de la vertu ? Quel bien me revient-il à moi, de l’héroïsme de Caton ou de la bonté de Titus ? ou qu’ai-je à redouter des attentats d’un Catilina, de la barbarie d’un Neron ? cependant je déteste les uns, tandis que j’admire les autres, que je sens mon ame enflammée s’étendre, s’aggrandir, s’élever avec eux. Lecteur, j’en appelle à toi-même, aux sentimens que tu éprouves, lorsqu’ouvrant les fastes de l’histoire, tu vois passer devant toi les gens de bien & les méchans ; jamais as-tu envié l’apparent bonheur des coupables, ou plutôt leur triomphe n’excita-t-il pas ton indignation ? Dans les divers personnages que notre imagination nous fait revêtir, as-tu desiré un instant d’être Tibere dans toute sa gloire, & n’aurois-tu pas voulu mille fois expirer comme Germanicus, avec les regrets de tout l’Empire, plutôt que de régner comme son meurtrier sur-tout l’univers ? On va plus loin (l’esprit humain sait-il s’arrêter ?) « la vertu est, dit-on, purement arbitraire & conventionnelle, les lois civiles sont la seule regle du juste & de l’injuste, du bien & du mal ; les souverains, les législateurs sont les seuls juges à cet égard ; avant l’établissement des sociétés, toute action étoit indifférente de sa nature ». Rép. On voit que ce noir système de Hobbes & de ses sectateurs ne va pas à moins qu’à renverser tous les principes moraux sur lesquels cependant repose, comme sur une base inébranlable, tout l’édifice de la société ; mais n’est-il pas aussi absurde d’avancer, qu’il n’y a point de lois naturelles antérieures aux lois positives, que de prétendre que la vérité dépend du caprice des hommes, & non pas de l’essence même des êtres, qu’avant qu’on eût tracé de cercle, tous ses rayons n’étoient pas égaux ? Bien loin que la loi positive ait donné l’être à la vertu, elle n’est elle-même que l’application plus ou moins directe de la raison ou de la loi naturelle, aux diverses circonstances où l’homme se trouve dans la société : les devoirs du bon citoyen existoient donc avant qu’il y eût de cité, ils étoient en germe dans

le cœur de l’homme, ils n’ont fait que se développer. La reconnoissance étoit une vertu avant qu’il y eût des bienfaiteurs, le sentiment sans aucune loi l’inspira d’abord à tout homme qui reçut des graces d’un autre ; transportons-nous chez les sauvages les plus près de l’état de nature & d’indépendance, que nul commerce, nulle société ne lie, supposons l’un d’entre eux qu’un autre vient arracher à une bête féroce prête à le dévorer ; dira-t-on que le premier soit insensible à ce bienfait, qu’il regarde son libérateur avec indifférence, qu’il puisse l’outrager sans remords ? qui l’oseroit affirmer seroit digne d’en donner l’exemple. Il est prouvé que la pitié est naturelle à l’homme, puisque les animaux mêmes semblent en donner des signes ; or ce sentiment seul est la source de presque toutes les vertus sociales, puisqu’il n’est autre chose qu’une identification de nous-mêmes avec nos semblables, & que la vertu consiste sur-tout à réprimer le bas intérêt & à se mettre à la place des autres.

Il est donc vrai que nous avons en nous-mêmes le principe de toute vertu, & que c’est d’après ce principe que les législateurs ont dû partir, s’ils ont voulu fonder un établissement durable. Quelle force en effet resteroit-il à leurs lois, si vous supposez que la conscience, le sentiment du juste & de l’injuste ne sont que de pieuses chimeres, qui n’ont d’efficace que par la volonté du souverain ? Voyez que d’absurdités il faut digérer dans vos suppositions ; il s’ensuivroit que les rois qui sont entr’eux en état de nature, & supérieurs aux lois civiles, ne pourroient commettre d’injustice, que les notions du juste & de l’injuste seroient dans un flux continuel comme les caprices des princes, & que l’état une fois dissous, ces notions seroient ensevelies sous ses ruines. La vertu n’existoit pas avant l’établissement des sociétés ; mais comment auroient-elles pu se former, se maintenir, si la sainte loi de la nature n’eût présidé, comme un heureux génie, à leur institution & à leur maintien, si la justice n’eût couvert l’état naissant de son ombre ? Par quel accord singulier presque toutes les lois civiles se fondent-elles sur cette justice, & tentent-elles à enchaîner les passions qui nous en écartent, si ces lois pour atteindre leur but, n’avoient pas dû encore une fois suivre ces principes naturels, qui, quoi qu’on en dise, existoient avant elles ?

« La force du souverain, dites-vous, la constitution du gouvernement, l’enchaînement des intérêts, voilà qui suffit pour unir les particuliers, & les faire heureusement concourir au bien général, &c ».

Pour réfuter ce sentiment, essayons en peu de mots de montrer l’insuffisance des lois pour le bonheur de la société, ou, ce qui est la même chose, de prouver que la vertu est également essentielle aux états & aux particuliers ; on nous pardonnera cette digression, si c’en est une ; elle n’est pas du-moins étrangere à notre sujet. Bien loin que les lois suffisent sans les mœurs & sans la vertu, c’est de celles-ci au contraire qu’elles tirent toute leur force & tout leur pouvoir. Un peuple qui a des mœurs, subsisteroit plutôt sans lois, qu’un peuple sans mœurs avec les lois les plus admirables ; la vertu supplée à tout ; mais rien ne peut la suppléer : ce n’est pas l’homme qu’il faut enchaîner, c’est sa volonté ; on ne fait bien que ce qu’on fait de bon cœur ; on n’obéit aux lois qu’autant qu’on les aime ; car l’obéissance forcée que leur rendent les mauvais citoyens, loin de suffire, selon vos principes, est le plus grand vice de l’état ; quand on n’est juste qu’avec les lois, on ne l’est pas même avec elles : voulez-vous donc leur assurer un empire aussi respectable que sûr, faites-les régner sur les cœurs, ou, ce qui est la même chose, rendez les particuliers vertueux. On peut dire avec Platon qu’un