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ou S. Thomas, pour apprendre ce qui leur est avantageux ou nuisible. Ils savent qu’en fait de négociation, ce qui est réciproquement utile, est nécessairement équitable. Qu’est-ce en effet, que l’équité, si ce n’est l’égalité constante des interêts respectifs, aquitas ab aquo ? Quand le peuple voit une balance dans un parfait équilibre, voilà, dit-il, qui est juste ; expression que lui arrache l’identité sensible de la justice & de l’égalité ;

Scis etenim justum geminâ suspendere lance.
Perse, IV. 10.


Qu’on reconnoisse donc ce grand principe de tout commerce dans la société. L’avantage réciproque des contractans est la commune mesure de ce que l’on doit appeller juste ; car il ne sauroit y avoir d’injustice où il n’y a point de lésion. C’est cette maxime toujours vraie, qui est la pierre de touche de la justice ; & c’est elle qui a distingué le faux nuisible, d’avec celui qui ne préjudicie à personne : nullum falsum nisi nocivum.

Le sublime philosophe que nous avons déjà cité, reconnoît la certitude de cette maxime, quand il dit d’un ancien réglement, publié jadis à Rome sur le même sujet. « Si cette loi étoit nécessaire à la république, si elle étoit utile à tous les particuliers, si elle formoit une communication d’aisance entre le débiteur & le créancier, elle n’étoit pas injuste ». Esprit des lois, II. part. p. 127.

Au reste, pour développer de plus en plus cette importante vérité, remontons aux vûes de la législation. Les puissances ne nous ont pas impose des lois par caprice, ou pour le vain plaisir de nous dominer : Sit pro ratione voluntas. Juv. sat. vj. mais pour garantir les imprudens & les foibles de la surprise & de la violence ; & pour établir dans l’état le regne de la justice : tel est l’objet nécessaire de toute législation. Or, si la loi prohibitive de l’intérêt moderé, légal, se trouve préjudiciable aux sujets, cette loi destinée comme toutes les autres à l’utilité commune, est dès-lors absolument opposée au but du législateur ; par conséquent elle est injuste, & dès-là elle tombe nécessairement en désuétude. Aussi est-ce ce qui arrivera toujours à l’égard des réglemens qui proscriront l’intérêt dont nous parlons ; parce qu’il n’est en effet qu’une indemnité naturelle, indispensable ; indemnité non moins difficile à supprimer que le loyer des terres & des autres fonds. C’est aussi pour cette raison que les législateurs ont moins songé a le proscrire, qu’à le régler à l’avantage du public ; & par conséquent c’est n’avoir aucune connoissance de l’équité civile, que de condamner l’intérêt dont il s’agit. Mais cela est pardonnable à des gens qui ont plus étudié la tradition des mots que l’enchaînement des idées ; & qui n’ayant jamais pénétré les ressorts de nos communications, ignorent en conséquence les vrais principes de la justice, & les vrais intérêts de la société.

Qu’il soit donc permis à tout citoyen d’obtenir pour un prix modique ce que personne ne voudra lui prêter gratis ; il en sera pour lors des vingt-mille francs qu’il emprunte, comme des bâtimens qu’il occupe, & dont il paie le loyer tous les ans, parce qu’on ne voudroit, ou plutôt parce qu’on ne pourroit lui en laisser gratuitement l’usage.

Ce qui induit bien des gens en erreur sur la question présente, c’est que d’un côté les ennemis de l’usure considerent toujours le prêt comme acte de bienveillance, essentiellement institué pour faire plaisir à un confrere & à un ami. D’autre côté, les honnêtes usuriers font trop valoir l’envie qu’ils ont communément d’obliger ; ils gâtent par là leur cause, croyant la rendre meilleure, & donnent ainsi prise sur eux. Car voici le captieux raisonnement

que leur fait Domat du pret & de l’usure, tit. vj. sect. j. p. 76. édit. de 1702. « Toute la conséquence, dit-il, que peut tirer de cette bonne volonté de faire plaisir, le créancier qui dit qu’il prête par cette vue, c’est qu’il doit prêter gratuitement ; & si le prêt ne l’accommode pas avec cette condition qui en est inséparable, il n’a qu’à garder son argent ou en faire quelque autre usage … puisque le prêt n’est pas inventé pour le profit de ceux qui prêtent, mais pour l’usage de ceux qui empruntent ».

J’aimerois autant qu’on prescrivît aux loueurs de carrosse, ou de prêter leurs voitures gratis à ceux qui en ont besoin, ou de les garder pour eux-mêmes, si la gratuité ne les accommode, par la prétendue raison que les carrosses ne sont pas inventés pour le profit de ceux qui les équipent, mais pour l’usage de ceux qui se font voiturer : qu’on prescrivît à l’avocat & au médecin de faire leurs fonctions gratuitement, ou de se reposer si la condition ne leur agrée pas ; parce que leurs professions nobles ne sont pas inventées pour le lucre de ceux qui les exercent, mais pour le bien des citoyens qui en ont besoin. Comme si l’on faisoit les frais d’une voiture ou d’un bâtiment, comme si l’on se rendoit capable d’une profession, comme si l’on amassoit de l’argent par d’autre motif & pour d’autre fin que pour ses besoins actuels, ou pour en tirer d’ailleurs quelque profit ou quelque usure. En un mot, il doit y avoir en tout contrat une égalité respective, une utilité commune en faveur des intéressés ; par conséquent il n’est pas juste dans notre espece d’attribuer à l’emprunteur tout l’avantage du prêt, & de ne laisser que le risque pour le créancier : injustice qui rejailliroit bientôt sur le commerce national, à qui elle ôteroit la ressource des empruns.

Domat, au reste, ne touche pas le vrai point de la difficulté. Il ne s’agit pas de savoir quelle est la destination primitive du prêt, ni quelle est la vue actuelle du prêteur ; toutes ces considérations ne sont rien ici : cogitare tuum nil ponit in re. Il s’agit simplement de savoir si le prêt d’abord imaginé pour obliger un ami, peut changer sa premiere destination, & devenir affaire de négoce dans la société ; sur quoi je soutiens qu’il le peut, aussi-bien que l’ont pu les maisons qui n’étoient destinées dans l’origine que pour loger le bâtisseur & sa famille, & qui dans la suite sont devenues un juste objet de location ; aussi-bien que l’ont pu les voitures que l’inventeur n’imagina que pour sa commodité, sans prévoir qu’on dût les donner un jour à loyer & ferme. En un mot, la question est de savoir si le créancier qui ne veut pas faire un prêt gratuit auquel il n’est pas obligé, peut sans blesser la justice accepter les conditions légales que l’emprunteur lui propose, & qu’il remplit lui-même sans répugnance toutes les fois qu’il recourt à l’emprunt. Décidera-t-on qu’il y a de l’inique & du vol dans un marché où le prétendu maltraité n’en voit point lui-même ? Croira-t-on qu’un homme habile soit lésé dans un commerce dont il connoît toutes les suites, & où loin de trouver de la perte, il trouve au contraire du profit ; dans un commerce qu’il fait également comme bailleur & comme preneur, & où il découvre dans les deux cas de véritables avantages ?

Rappellons ici une observation que nous avons déja faite ; c’est que le trafiqueur d’argent ne songe pas plus à faire une bonne œuvre ou à mériter par le prêt les bénédictions du ciel, que celui qui loue sa terre ou sa maison, ses travaux ou ses talens. Ce ne sont guere là les motifs d’un homme qui fait des affaires ; il ne se détermine pas non-plus par de simples motifs d’amitié, & il prête moins à la personne qu’aux hypotheques & aux facultés