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qu’il connoît ou qu’il suppose à l’emprunteur ; desorte qu’il ne lui prêteroit pas, s’il ne le croyoit en état de rendre ; comme un autre ne livre pas sa marchandise ou sa maison à un homme dont l’insolvabilité lui est connue. Ainsi l’on pourroit presque toujours dire comme Martial,

Quod mihi non credis veteri, Thelesine, sodali,
Credis cauliculis, àrboribusque meis. l. XII. épig. 25.

Notre prêteur, comme l’a bien observé le président Perchambaut, fait moins un prêt qu’un contrat négociatif ; sa vue premiere & principale est de subsister sur la terre, & de faire un négoce utile à lui-même & aux autres ; & il a pour cela le même motif que l’avocat qui plaide, que le médecin qui voit des malades, que le marchand qui trafique, & ainsi des autres citoyens dont le but est de s’occuper avec fruit dans le monde, & de profiter du commerce établi chez les nations policées ; en quoi ils s’appuient les uns & les autres sur ce grand principe d’utilité commune qui rassembla les premiers hommes en corps, & qui leur découvrit tout-à-la-fois les avantages & les devoirs de la société ; avantage par exemple dans notre sujet de disposer utilement d’une somme qu’on emprunte ; devoir d’en compenser la privation à l’égard de celui qui la livre.

Cuius commoda sunt, ejusdem incommoda sunto.

Quant à l’option que nous laisse Domat, ou de garder notre argent, ou de le prêter gratis, il faut pour parler de la sorte, n’avoir jamais lû l’Ecriture, ou avoir oublié l’exprès commandement qu’elle fait de prêter en certains cas, dût-on risquer de perdre sa créance, Deut. xv. 7. 8.

Il faut de même n’avoir aucune expérience du monde & des différentes situations de la vie ; combien de gens, qui sentent l’utilité des emprunts, & qui n’approuveront jamais qu’on nous prescrive de ne faire aucun usage de notre argent, plutôt que de le prêter à charge d’intérêt ; qui trouveront enfin ce propos aussi déraisonnable que si l’on nous conseilloit de laisser nos maisons sans locataires, plutôt que d’en exiger les loyers ; de laisser nos terres sans culture, plutôt que d’en percevoir les revenus !

Tout est mêlé de bien & de mal dans la vie, ou plûtôt nos biens ne sont d’ordinaire que de moindres maux. C’est un mal par exemple d’acheter sa nourriture, mais c’est un moindre mal que de souffrir la faim ; c’est un mal de payer son gîte, mais c’est un moindre mal que de loger dans la rue ; c’est un mal enfin d’être chargé d’intérêts pour une somme qu’on emprunte, mais c’est un moindre mal que de manquer d’argent pour ses affaires ou ses besoins, & c’est justement le mauvais effet qui suivroit l’abolition de toute usure ; nous le sentirons mieux par une comparaison.

Je suppose que les propriétaires des maisons n’eussent que le droit de les occuper par eux-mêmes, ou d’y loger d’autres à leur choix, mais toujours sans rien exiger. Qu’arriveroit-il de cette nouvelle disposition ? c’est que les propriétaires ne se gêneroient pas pour admettre des locataires dont ils n’auroient que l’incommodité. Ils commenceroient donc par se loger fort au large, & pour le surplus, ils préféreroient leurs parens & leurs amis qui ne se gêneroient pas davantage, & il en résulteroit dès-à-présent que bien des gens sans protection coucheroient à la belle étoile. Mais ce seroit bien pis dans la suite : les riches contens de se loger commodément, ne bâtiroient plus pour la simple location, & d’ailleurs les maisons actuellement occupées par les petits & les médiocres seroient entretenues au plus mal. Qui voudroit alors se charger des réparations ? seroit-ce les propriétaires, qui ne tireroient aucun loyer ? seroit-ce les locataires, qui ne seroient pas surs de jouir,

& qui souvent ne pourroient faire cette dépense ? On verroit donc bientôt la plus grande partie des édifices dépérir, au point qu’il n’y auroit pas dans quarante ans la moitié des logemens nécessaires. Observons encore que tant d’ouvriers employés aux bâtimens se trouveroient presque désœuvrés. Ainsi la plûpart des hommes sans gîte & même sans travail seroient les beaux fruits des locations gratuites ; voyons ce que la gratuité des prêts nous ameneroit.

On voit au premier coup d’œil, que posé l’abolition de toute usure, peu de gens voudroient s’exposer aux risques inséparables du prêt ; chacun en conséquence garderoit ses especes & voudroit les employer ou les tenir par ses mains ; en un mot, dès que la crainte de perdre ne seroit plus balancée par l’espérance de gagner, on ne livreroit plus son argent, & il ne se seroit plus guere sur cela que des especes d’aumônes, des prêtes-donnés de peu de conséquences & presque jamais des prêts considérables ; combien de fabriques & d’autres sortes d’entreprises, de travaux & de cultures qui se verroient hors d’état de se soutenir, & réduites enfin à l’abandon au grand dommage du public ?

Un chartier avoit imaginé d’entretenir quatre chevaux de trait au bas de Saint-Germain, pour faciliter la montée aux voituriers ; il auroit fourni ce secours à peu de frais, & le public en eût bien profité ; mais quelqu’un donna du scrupule à celui qui fournissoit l’argent pour cette entreprise. On lui fit entendre qu’il ne pouvoit tirer aucun profit d’une somme qu’il n’avoit pas aliénée ; il le crut comme un ignorant, & en conséquence il voulut placer ses deniers d’une maniere plus licite. Les chevaux dont on avoit déja fait emplette, furent vendus aussitôt, & l’établissement n’eût pas lieu.

L’empereur Basile, au neuvieme siecle, tenta le chimérique projet d’abolir l’usure, mais Léon le sage, Léon son fils, fut bientôt obligé de remettre les choses sur l’ancien pié. « Le nouveau réglement, dit celui-ci, ne s’est pas trouvé aussi avantageux qu’on l’avoit espéré, au contraire, les choses vont plus mal que jamais ; ceux qui prêtoient volontiers auparavant à cause du bénéfice qu’ils y trouvoient, ne veulent plus le faire depuis la suppression de l’usure, & ils sont devenus intraitables ». In eos qui pecuniis indigent, difficiles atque immites sunt, novella Leonis 83.

Léon ne manque pas d’accuser à l’ordinaire la corruption du cœur humain, car c’est toujours lui qui a tort, & on lui impute tous les désordres. Accusons à plus juste titre l’immuable nature de nos besoins, ou l’invincible nécessité de nos communications ; nécessité qui renversera toujours tout ce que l’on s’efforcera d’élever contre elle. Il est en général impossible, il est injuste d’engager un homme à livrer sa fortune au hasard des faillites & des pertes, en prêtant sans indemnité à une personne aisée ; c’est pour cette raison que les intérêts sont au moins tolérés parmi nous dans les emprunts du roi & du clergé, dans ceux de la compagnie des Indes, des fermiers généraux, &c. tandis que les mêmes intérêts, par une inconséquence bizarre, sont défendus dans les affaires qui ne regardent que les particuliers : il en faut pourtant excepter le pays de Bugey & ses dépendances, où l’intérêt est publiquement autorisé en toutes sortes d’affaires. Les provinces qui ressortissent aux parlemens de Toulouse & de Grenoble ont un usage presque équivalent, puisque toute obligation sans frais & sans formalité y porte intérêt depuis son échéance.

Réponse aux objections prises du droit naturel. On nous soutient que l’usure est contraire au droit naturel, en ce que la propriété suit, comme l’on croit, l’usage de la somme prêtée. L’argent que nous avons